Comment la gauche a éteint les Lumières
L’affaire Mila démontre la dérive d’une certaine gauche, qui a renoncé à défendre la laïcité et le droit de l’individu à s’émanciper.
Cela fait des mois qu’Emmanuel Macron annonce, puis remet, le grand discours promis sur la laïcité. On comprend son embarras : c’est un sujet qui divise ses propres partisans. Lors d’un débat interne sur les éventuelles évolutions à faire subir à la loi de 1905, organisé par le parti présidentiel en mars 2019, sont apparus de profonds clivages. Et son organisatrice, Marlène Schiappa, a été rappelée à l’ordre par l’Élysée pour avoir privilégié la ligne dure, représentée par Laurent Bouvet, du Printemps républicain, au détriment de celle de l’Observatoire de la laïcité, influencée par le multiculturalisme.
Dans les colonnes du Point, en octobre 2019, le député LREM Aurélien Taché accusait le ministre de l’Éducation nationale, hostile au port du voile lors des sorties scolaires, d’inspirer le Rassemblement national. Menacé d’exclusion, Aurélien Taché a présenté ses excuses à Jean-Michel Blanquer. À l’autre bord, la députée Aurore Bergé, porte-parole du mouvement, est probablement plus en phase avec l’électorat macronien lorsqu’elle dénonce le « hidjab de running » de Decathlon. Certains de ses collègues de l’Assemblée nationale estiment néanmoins qu’elle en fait trop.
Et voilà que, au sein même du gouvernement, la ministre de la Justice a semblé poser le pied dans la porte entrouverte d’une reconnaissance du « délit de blasphème » (voir p.103). Même si elle s’est rétractée depuis, Nicole Belloubet a bel et bien proféré cette ineptie juridique : « L’insulte à la religion, c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience. » Certes, la ministre a condamné sans ambiguïté, dans la même phrase, le harcèlement et les menaces de mort qui ont contraint Mila, 16 ans et homosexuelle déclarée, à quitter son domicile et son lycée pour trouver un abri sous protection policière.
Mais ce qui frappe dans cette affaire, c’est le silence embarrassé des associations féministes et de défense des LGBT. Est-ce parce que la meute lancée aux trousses de Mila par les réseaux sociaux prétendait punir une « insulte à l’islam » ? Dans les rangs d’une certaine gauche, la défense des femmes victimes de violences est, en effet, désormais conditionnée par l’identité de leur agresseur. Qu’il appartienne à la catégorie des « dominants » (blancs, hétérosexuels) et on demeure dans le cadre désiré de la « convergence des luttes » ; le soutien à la victime est
L’esprit des Lumières est dénoncé comme une ruse de la raison occidentale, un prétexte au colonialisme.
Mais qu’il relève de l’une des minorités labellisées « dominées » et la réaction oscille entre l’indifférence et la réprobation… à l’égard de la victime. C’est précisément la malhonnêteté qu’a commise Ségolène Royal, négligeant le harcèlement sexiste dont avait été victime Mila pour se focaliser sur le « manque de respect » dont elle aurait fait preuve envers l’islam.
Ce ne serait qu’anecdotique si cette récente évolution ne trahissait un phénomène idéologique inquiétant : l’abandon des idéaux universalistes. Toute une partie des nouvelles gauches universitaires, influencée par les cultural studies anglo-saxonnes et relayée par certains médias, dénonce à présent l’esprit des Lumières comme une ruse de la raison occidentale, un prétexte au colonialisme. Estimant – exactement comme le fait l’extrême droite – l’islam incompatible avec la sécularisation, elle en tire argument contre la laïcité. Comme le démontre Stéphanie Roza dans La Gauche contre les Lumières ? (Fayard), sous prétexte de sortir du cadre de pensée occidental, elle renoue avec des idées bien connues sous nos climats, celles des anti-Lumières : défense des communautés organiques, respect imposé des religions et des traditions, manipulation des stéréotypes raciaux. Étrange chassé-croisé : une gauche qui défendait le droit de l’individu à s’émanciper des assignations identitaires le lui refuse à présent, tandis qu’une partie de la droite se saisit d’une laïcité qu’elle combattait hier. Entre les deux, la majorité présidentielle cherche son point d’équilibre
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Dernier ouvrage paru : 1969, année fatidique (L’Observatoire, 2019).