La mauvaise conscience de la gauche
Ex-militant socialiste, Amine El Khatmi combat les ambiguïtés de son camp sur la laïcité.
Si jeune et déjà tant d’ennemis. Amine El Khatmi, 32 ans, appartient au club peu envié des figures que les réseaux sociaux adorent détester. Il lui suffit d’une phrase, ou parfois d’un simple mot, pour réveiller la laideur du monde ; injures, menaces, intimidations jaillissent alors de toutes parts, puis s’étiolent pour mieux revenir ensuite. Tout a commencé un soir de janvier 2016, alors qu’il regardait tranquillement la télé. Au cours d’une émission politique, le philosophe Alain Finkielkraut – dont il ne partage pas franchement les idées – est attaqué par une militante du Parti des indigènes de la République. Amine El Khatmi publie un tweet dans lequel il se déclare « affligé » du niveau de violence de la militante. Rien de plus. « J’ai alors reçu des torrents de boue, des milliers d’insultes. On m’a harcelé pendant plusieurs jours, jusqu’à publier l’adresse de ma mère sur les réseaux sociaux, raconte-t-il. Je ne savais pas que je venais de rencontrer ma nouvelle vie. »
Le temps a passé et le voici, quatre ans plus tard, président du Printemps républicain, un petit parti de gauche un peu grande gueule, qui a placé la défense de la laïcité et des valeurs républicaines au coeur de sa matrice idéologique. Le jeune conseiller municipal d’Avignon – fort courtois dans le monde réel – parle cru sur les plateaux de télévision et les réseaux sociaux, attaquant les islamistes, les « décoloniaux » et la gauche, avec un systématisme qui confine parfois à l’obsession. Viré du Conseil national du PS avant même le premier tour de la présidentielle, l’ancien socialiste inconnu il y a quatre ans est devenu l’homme à abattre pour une partie de la gauche, le cousin qui gâche la veillée funèbre de son propre camp, exigeant l’inventaire avant la dispersion des cendres.
Les sorties du président du Printemps républicain sont devenues un point de fixation de cette partie de la gauche qui, comme Edwy Plenel, a longtemps considéré que « le danger, ce n’est pas Mme Le Pen, mais Manuel Valls ». Régulièrement accusé de « faire le jeu de l’extrême droite », Amine El Khatmi s’en défend : « Ceux qui essaient de faire croire que je tiens le même discours que le Rassemblement national sont ceux qui ont fait entre 2 et 6% aux dernières élections. Si l’on veut continuer à pousser les classes populaires dans les bras du RN, ne changeons rien ! Moi, je pense que la gauche doit parler de république et de laïcité, aimer l’ordre et le social. Notre ligne est peut-être minoritaire auprès du personnel politique, mais elle est majoritaire dans l’opinion », assène-t-il.
Derrière ses lunettes de bon élève, Amine El Khatmi raconte, sans s’attarder, son enfance dans la cité de la Reine-Jeanne, à Avignon, entre une mère femme de ménage et un père chauffeur routier. Il décrit l’entresoi qui s’installe et le quartier « qui part en vrille après la fermeture d’un centre social». Drogue, violence, délinquance, voitures qui brûlent… Il revient dans le quartier comme adjoint au maire après ses études de droit. « La situation était dramatique, se souvient-il. La présence de la religion s’était affirmée. J’ai découvert la solitude de l’élu face aux demandes religieuses. Le déclic est venu lors des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hypercacher. » C’est depuis ce jour-là qu’il s’est lancé dans un combat contre les hésitations de son propre camp sur les questions de communautarisme et de laïcité. Une vision du jeu politique que ne partage pas Alexis Corbière, député de La France insoumise de SeineSaint-Denis : «Amine El Khatmi défend agressivement une pseudo-laïcité à géométrie variable au profit de sa petite carrière. Il rend un mauvais service à l’idéal laïque pour en faire une arme frappant certains, mais jamais d’autres, il instrumentalise la mémoire des copains de Charlie Hebdo assassinés pour nous insulter et faire sa sale besogne. »
Pour Dominique Sopo, président de l’association SOS Racisme (régulièrement ciblée par le Printemps républicain), le style comme les idées de son mouvement sont voués à l’échec. Il ne se fait pas prier pour dire tout le mal qu’il pense de son ancien adhérent : « On ne sauve pas la République en publiant un post Facebook et un tweet tous les matins ! Le Printemps républicain verse dans l’attaque et l’agressivité permanentes. Il recherche la disqualification constante de ceux qui luttent contre le racisme et flatte les mauvaises passions des gens », explique-t-il. Dominique Sopo se souvient être venu à Moulins en 2009 soutenir Amine El Khatmi, alors âgé de 22 ans : « Il avait entamé une grève de la faim pour protester contre les débats sur l’identité nationale lancés par Sarkozy dans les préfectures. Mais ça, il ne vous le racontera probablement pas. »
Amine El Khatmi, opportuniste ? Le président du Printemps républicain reconnaît avoir coché
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toutes les cases du jeune militant de gauche, ce qui justifierait aujourd’hui l’âpreté de ses combats : «J’ai été adhérent à SOS Racisme, au PS, au MJS, j’ai manifesté aux côtés de Benoît Hamon et de JeanLuc Mélenchon contre des réformes portées par des gens comme Valérie Pécresse ou Xavier Bertrand… avec qui je discute facilement aujourd’hui. L’explication à tout cela, c’est qu’entre-temps il y a eu les attentats de Charlie, de l’Hypercacher et du Bataclan et que la gauche refuse de voir la part de responsabilité qu’elle porte dans ce qui est arrivé », avance celui qui fut un temps plume bénévole d’Arnaud Montebourg et membre de la campagne de Ségolène Royal en 2007.
Le rappel des règles républicaines ne peut servir de seul programme à un mouvement qui aimerait obtenir un jour quelques élus… Amine El Khatmi cherche à évoquer d’autres sujets que l’islamisme, la laïcité et la gauche dévoyée, mais il peine à se faire entendre. Il a bien publié un second livre, Combats pour la France (Fayard), dans lequel il parle aussi de services publics, de réorganisation de l’État et de solidarité, mais personne ne l’interroge sur ces sujets. L’ancien assistant d’Anne-Yvonne Le Dain (ex-députée PS) a vu la majorité parlementaire imploser pour avoir cru que toutes les divergences étaient dépassables… Il échange parfois avec Valérie Pécresse, présidente du mouvement Libres !, qui refuse le virage identitaire pris par la droite. Elle ne s’en cache pas : « Le clivage droite/gauche s’estompe au profit d’un clivage républicains/communautaristes. Comme une partie de la gauche a renié les valeurs républicaines, il faut savoir discuter avec tout le monde », confie la présidente de la région Île-de-France.
Le Printemps républicain recrute pour le moment plus à gauche qu’à droite. On y trouve des déçus du socialisme, des orphelins du vallsisme et quelques militants désabusés de La France insoumise. « Amine El Khatmi tend à la gauche le miroir de ses renoncements. Cela suscite des réactions violentes, car il n’y a pas plus fâché que le lâche dont on démontre la mollesse par sa propre fermeté », analyse Raphaël Enthoven, compagnon de route du Printemps républicain – et lui aussi adepte du clash sur les réseaux sociaux. L’essayiste estime que les discours du jeune homme dérangent ceux qui ont fait une rente politique de la lutte contre le Rassemblement national, et « tous ceux qui aiment prospérer sur la peur et l’affirmation de leur propre vertu ». Amine El Khatmi se souvient de ces réunions au PS où on lui expliquait très sérieusement « qu’il ne fallait pas discuter de sécurité car c’était un thème de droite ». « Moi, j’ai vu mon ancien secrétaire fédéral me dire qu’il y avait “urgence” à enterrer le rapport de Malek Boutih sur la radicalisation », embraie Frédérique Calandra, maire du 20e arrondissement (LREM, ex-PS) et adhérente du Printemps républicain. Chacun pourrait passer des heures à lister les petites bassesses et les grandes lâchetés de ses anciens camarades.
Ces derniers temps, c’est l’affaire Mila qui préoccupe Amine El Khatmi. Cette jeune fille s’est retrouvée menacée de mort pour avoir publié, en réaction à des attaques homophobes, une vidéo virulente contre l’islam. Cette histoire relance pour la énième fois le débat sur le droit au blasphème (voir p. 103) et démontre, pour le jeune élu, le rapport de force qui tétanise la gauche : des tenants d’un islam politique revigorés face à des responsables politiques gênés aux entournures. « On aurait pu attendre de la gauche qu’elle monte au créneau, mais elle se tait, à l’exception de Bernard Cazeneuve et de Laurence Rossignol. On assiste au naufrage de politiques qui tentent des explications vaseuses pour ménager la chèvre et le chou… C’est cinq minutes pour les juifs, cinq minutes pour les nazis ! Je ne vous parle pas des féministes qui en font des tonnes quand il s’agit de signer des tribunes indignées à chaque concours de Miss France ! Dès qu’il est question de défendre une femme face aux islamistes, plus de son, plus d’image, il ne reste qu’un troupeau d’autruches ! » s’emporte-t-il, surjouant comme il le fait parfois l’indignation outrée.
« Que la frange indigéniste déteste Amine El Khatmi démontre à quel point ce type est épatant ! » Élisabeth Badinter
«Amine est un mélange de timidité et de culot politique, à la tête d’un collectif de personnalités indisciplinées », résume Denis Maillard, un des fondateurs du Printemps républicain. « C’est un garçon inquiet à un poste difficile », poursuit le politologue – et agitateur – Laurent Bouvet, qui a très tôt milité pour lui confier la présidence du microparti. « J’ai trop vécu le problème des vieux qui s’accrochent à leur poste et qui veulent tout contrôler… Place aux jeunes », déclare Bouvet. Devenu président du mouvement à 32 ans, Amine El Khatmi se voit régulièrement soupçonné d’être la « marionnette » des fondateurs. « Parce qu’un jeune Maghrébin ne pourrait pas être autre chose qu’une marionnette ? Il faut vraiment être “colonisé” dans sa tête pour penser un truc pareil ! balaie Gilles Clavreul, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Amine est républicain, laïque, de gauche et n’a pas besoin de discours paternalistes ou racialistes pour tracer son chemin. C’est justement ce qui rend l’extrême gauche hystérique. »
« Collabeur ». Curieuse période. Personne ne s’étonne qu’un jeune homme d’origine marocaine, élu de la République et musulman revendiqué, soit aux prises avec un camp politique qui prétend avoir placé l’antiracisme et la lutte contre les stigmatisations au coeur de ses préoccupations… Les discours du Printemps républicain constitueraient-ils une menace politique plus grave que celle du Rassemblement national, aux portes du pouvoir à chaque élection ? Amine El Khatmi, qui défend pourtant le droit de sa mère à porter le voile, se voit régulièrement gratifié du titre de « “collabeur” d’extrême droite vendu aux Blancs » par ce qu’il désigne comme la « muslimsphère ». Et les choses ne se sont pas arrangées depuis qu’il a accompagné le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), Francis Kalifat, à Auschwitz. Ce déplacement lui a valu des dizaines de messages de haine pure.
Le jeune conseiller municipal d’Avignon est depuis un certain temps dans le collimateur de mouvements considérés comme proches des Frères musulmans, tel le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). « Oui, le CCIF, ce sont des gens qui sont proches de l’islam politique, de l’islamisme, de ce qui a fait 300 morts dans notre pays en cinq ans », a-t-il défendu sur un plateau de télévision en novembre 2019. Une déclaration qui lui a valu – outre les traditionnelles insultes – la promesse d’une plainte de la part du CCIF. Amine El Khatmi peut aussi compter sur l’étroite surveillance de la mouvance « décoloniale », très active sur les réseaux sociaux, et qui ne rate jamais une occasion de lui opposer une contradiction, pas toujours au-dessus de la ceinture. « Que la frange indigéniste le déteste démontre à quel point ce type est épatant ! s’enflamme Élisabeth Badinter, dont on connaît l’engagement féministe et laïque. Je lui tire mon chapeau, il faut un sacré courage pour être traité sans cesse d’ennemi. » Surtout quand c’est une activité à plein temps ■