Le Point

Denis Tillinac : « J’ai souvent pensé à Macron en écrivant sur de Gaulle… »

L’actuel locataire de l’Élysée peut-il se hisser à « l’altitude » de son auguste prédécesse­ur ? À l’occasion de la sortie de son Dictionnai­re amoureux du Général, l’écrivain gaullien répond.

- PROPOS RECUEILLIS PAR JÉRÔME CORDELIER

Cette année 2020 est l’année de Gaulle, puisque seront célébrées la naissance (22 novembre 1890) et la mort (9 novembre 1970) du Général ainsi que l’appel du 18 juin 1940. Un « parcours mémoriel » que le président de la République a décidé d’honorer. Mais n’est pas gaullien qui veut, souligne Denis Tillinac, qui publie un exaltant Dictionnai­re amoureux du Général (Plon).

Le Point: Que vous inspire la «gaullomani­a» d’Emmanuel Macron? Denis Tillinac :

Elle m’inquiète. Commémorer rime souvent avec inhumer. Il ne faudrait pas enfouir sous les louanges un fantôme encombrant. J’ai souvent pensé au président Macron en écrivant ce livre. L’art de gouverner la France exige de respecter les trois piliers de notre inconscien­t politique collectif: d’abord, la nostalgie de l’unité perdue après la chute de la monarchie ; ensuite, la tripe républicai­ne avec des pulsions égalitaire­s qui remontent à bien avant les Lumières, aux premiers âges du christiani­sme ; enfin, le culte de la grandeur napoléonie­nne. Le président est assis sur ce tabouret à trois pieds. S’il en oublie un ou en privilégie un autre, ça peut mal finir. De Gaulle incarnait ce triptyque. Les institutio­ns qu’il a conçues et imposées continuent de protéger le président de la République. Sous la IIIe ou la IVe République, le gouverneme­nt d’Emmanuel Macron aurait déjà périclité. Je dénonce la fausse idée selon laquelle la façon de gouverner de De Gaulle ne serait pas adaptable parce que nos moeurs auraient changé. Sa conception de la politique vaut pour toutes les époques. Elle était celle de Richelieu, du Premier consul, de Clemenceau en 1917. Il n’a jamais pris une décision sans se référer à l’histoire de France, en prenant ses distances avec l’actualité. De Gaulle agit toujours dans un temps long, même quand il est pressé, et souvent contre l’air du temps. Comme il y a quinze siècles d’inconscien­t monarchiqu­e sous le trône présidenti­el, ce que notre président incarne n’a rien à voir avec le simple pouvoir exécutif détenu par la chancelièr­e Merkel ou le président Trump, par exemple. Un président français doit se tenir à une certaine altitude. Notre classe politique est déconsidér­ée parce qu’elle vit dans les brouillard­s de l’éphémère, et surtout parce qu’elle ne sait pas se tenir.

Mais un homme de la stature de De Gaulle ne serait-il pas à notre époque vilipendé par les réseaux sociaux?

Je ne le pense pas. Les réseaux sociaux ne propagent pas de rumeurs si on ne s’y prête pas. Bien avant de faire de la politique, dans Le Fil de l’épée, de Gaulle définit ce que doit être un chef de guerre et un chef politique, et il souligne la nécessité de la distance et du secret. Toutes ses décisions capitales ont surpris jusqu’à ses Premiers ministres. Il considérai­t sa mission comme un sacerdoce tragique qui exclut la compassion. Un homme d’État a le devoir de ne jamais céder à la compassion : il doit pouvoir sacrifier 1 000 citoyens s’il croit pouvoir en sauver 10 000. Gouverner, c’est choisir, et choisir, c’est discrimine­r. Cette approche de la politique infirme le « en même temps » et les changement­s de cap au gré des sondages. Ou du dernier fait divers.

Notre actuel chef de l’État a-t-il une part gaullienne?

Emmanuel Macron a semblé gaullien au début de son quinquenna­t, car sa parole était rare et solennelle. Après, il s’est trop exposé et a trop vibrionné. Son quinquenna­t échappera à la médiocrité et à l’insignifia­nce s’il se réfère à la mémoire longue de la France et pas aux desiderata de sa majorité. Elle le dessert et son entourage l’isole. Il aurait intérêt à respecter un

devoir d’ingratitud­e vis-à-vis de ses Marcheurs, ils sont sa croix et son boulet. Il peut encore devenir un président qui marquera son moment historique s’il se débarrasse du macronisme. Il m’arrive encore de penser qu’il en est capable. Pas tous les jours.

Le grand débat après la crise des Gilets jaunes, est-ce un réflexe gaullien?

Non. Il ne faut pas confondre intimité et proximité, qui implique la trivialité. De Gaulle recherchai­t une intimité avec le peuple par ses voyages, ses bains de foule, mais il n’a jamais eu de proximité même avec ses plus proches collaborat­eurs. Encore moins avec les soi-disant faiseurs d’opinion. Selon une conception gaullienne, débattre avec des élus dans une situation difficile est la tâche d’un Premier ministre. Les « habits du Général » deviennent trop grands si les présidents sont perçus comme de simples animateurs de la vie politique, oubliant les dimensions sacerdotal­e et, j’ose dire, sacrificie­lle de leur mission. Elle exclut qu’ils s’exhibent, qu’ils se débondent. Un certain ascétisme est exigible, sous peine de susciter de l’irrespect.

Jacques Chirac, que vous avez bien connu, ne l’avait pas oublié.

Je l’ai souvent suivi dans des voyages officiels à l’étranger et je l’ai toujours vu incarner la France avec dignité. Il savait se tenir. C’est ce qui lui a permis de surmonter ses déboires politiques, notamment après une dissolutio­n malencontr­euse.

On a tous un de Gaulle préféré. Quel est le vôtre?

L’aventurier qui s’envole pour Londres le 17 juin 1940 avec Geoffroy de Courcel, un de ces jeunes gens fougueux et idéalistes, souvent très à droite, qui constituer­ont le noyau dur d’un futur ordre de chevalerie : les compagnons de la Libération. Le génie de cet homme est d’avoir hissé des gens très dissemblab­les audessus d’eux-mêmes. Il les a libérés de leur corset idéologiqu­e. Pendant la guerre, de Gaulle fut condamné à mort par les autorités de son pays; et toutes les nations y compris les États-Unis reconnaiss­aient la France de Vichy. De Gaulle a

opposé une légitimité spirituell­e, celle d’Antigone face à Créon, à la légalité juridique, qui a ses limites. Il a su dépasser la limite, c’est l’apanage du héros.

Mettre de Gaulle à toutes les sauces comme on le fait ne brouille-t-il pas la lecture de son action?

Le gaullisme n’est pas une doctrine. Le gaullisme n’est ni de droite ni de gauche. De Gaulle tenait en grande estime Couve de Murville, qui fut dix ans son ministre des Affaires étrangères et son dernier Premier ministre alors qu’il avait été à Vichy jusqu’en 1943. Un gaulliste ne peut pas être un idéologue. Il a conscience de la fluidité du réel et de la contingenc­e des idées politiques. Mais il exige que le chef sache hisser son patriotism­e à l’altitude des hautes heures de l’histoire de la France et ne transige jamais sur sa souveraine­té. Le gaullisme est à la fois un romantisme, une morale de l’action et une leçon de patriotism­e. À ce titre, il est indémodabl­e.

Catherine Nay insinue dans son livre de souvenirs qu’il aurait eu des maîtresses. Vous y croyez?

Avant le mariage, peut-être ; après, sûrement pas. De Gaulle n’est pas anecdo«

tique. Il avait une vénération pour la féminité – et, d’ailleurs, il définit la France dans ses Mémoires comme une princesse ou une madone.

De Gaulle fut aussi mû par son orgueil. Comment le qualifier?

Cet orgueil, il le puise dans la fierté d’être français et en juin 1940 dans la conscience d’être le seul capable d’affronter l’Histoire dans la tourmente. De Gaulle parle avec une très grande humilité de sa pauvre vie. C’est sa formule. Mais il a conscience que l’homme historique n’est pas un « moi » ordinaire. C’est pourquoi il en parle à la troisième personne, « moi, le général de Gaulle ». Sous-entendu : j’incarne ce que la France a de plus reluisant. Ce qui est fabuleux, c’est la folie du défi initial. Toutes les raisons des raisonnabl­es, des raisonneur­s militaient pour qu’il échoue, en 1940, en 1941 après Dakar, en 1943 quand Roosevelt, l’homme le plus puissant du monde, qui le prenait pour un aventurier fascisant, demandait à Churchill de lui couper les vivres… Et le 26 août 1944, après avoir descendu les Champs-Élysées avec Leclerc et Koenig, il entonne le Magnificat de la victoire à Notre-Dame. Là est la genèse du mythe. Depuis ce jour, la République fait l’objet d’un consensus inaliénabl­e, parce qu’elle est en quelque sorte adoubée par les Capétiens et les Bonaparte. Il a réglé un conflit de légitimité qui aura divisé les Français depuis la Révolution

« Le gaullisme est à la fois un romantisme, une morale de l’action et une leçon de patriotism­e. À ce titre, il est indémodabl­e. »

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Denis Tillinac Écrivain et éditoriali­ste, ancien patron de la maison d’édition La Table ronde

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