Un « infiltré » à la Maison-Blanche
Dans Alerte (Grasset), un conseiller de Trump raconte les secrets de la présidence. Édifiant.
C’était il y a quelques mois. Un conseiller de Donald Trump, un républicain sans sympathie pour le camp démocrate, publiait anonymement dans le New York Times une tribune pour dénoncer les dérives du président des États-Unis. Fou furieux, Trump a multiplié les enquêtes pour savoir qui se cachait derrière cette « trahison ». Sans succès. L’auteur, toujours en poste, en a fait un livre passionnant, le récit de la vie quotidienne à la Maison-Blanche. Le Point en publie en exclusivité quelques extraits
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EXTRAITS
«À l’époque du scandale du Watergate, de hauts responsables gouvernementaux avaient démissionné en signe de protestation contre les agissements inacceptables du président Nixon. La presse avait donné un nom à leur initiative : le “Massacre du samedi soir”. Ce que l’on sait moins, c’est qu’une démarche similaire fut envisagée avant même que l’administration Trump ne soit arrivée à mi-parcours. Certains de ses principaux conseillers et membres de cabinets ministériels songèrent alors à ce que l’on pourrait appeler un suicide collectif : une démission massive pour attirer l’attention sur l’incurie et l’exercice erratique du pouvoir selon Trump. L’idée fut abandonnée : on craignait d’envenimer la situation. Elle s’envenima de toute façon. (…) Les critiques contre l’administration Trump sont si virulentes que le citoyen américain ordinaire a du mal à démêler la vérité de la fiction. Il y a des limites à ce que l’opinion peut digérer. Quand tout devient crise ou scandale, au bout du compte, cela s’annule. Les Américains en ont assez de cette cacophonie, elle les pousse à l’indifférence. (…)
Le retrait de Syrie
Dans l’administration Trump, ce fut un début de journée comme un autre. Nous étions le mercredi 19 décembre 2018. (…) Le président n’était pas encore descendu de ses appartements privés pour entrer dans le Bureau ovale. Nous savions tous pourquoi. Pour son flux de tweets, c’était l’heure de pointe et, à 9 h 29, depuis sa résidence officielle, il lâcha un véritable missile : “Nous avons vaincu l’État islamique en Syrie, seule raison d’être de la présidence Trump.” En quelques minutes, la nouvelle que le président avait décidé de retirer nos troupes de Syrie se répandit comme une traînée de poudre. Il tweeta par la suite: “Après notre victoire historique contre Daech, il est temps de ramener nos magnifiques jeunes gens à la maison !” Cette annonce se répercuta dans tout Washington. C’était l’inverse de ce qui lui avait été recommandé. Du sommet de la hiérarchie du Pentagone jusqu’aux chefs de la communauté du renseignement, la plupart des conseillers du président l’avaient mis en garde contre tout retrait unilatéral et improvisé de nos quelque 2 000 hommes stationnés en Syrie. L’État islamique restait une menace de taille, lui avait-on rappelé, et la sortie de l’Amérique permettrait à la phalange terroriste de se reconstituer et de fomenter d’autres attaques meurtrières. Un retrait trop précoce laisserait aussi le champ libre à un dictateur, Bachar el-Assad, qui n’hésitait pas à employer des armes chimiques contre son propre peuple, à un régime de Téhéran hostile aux États-Unis qui élargirait son influence dans la région, et à la Russie. Qui plus est, cela entraînerait sans doute le massacre des forces kurdes qui nous avaient aidés contre les terroristes. À tous
égards, ce retrait nuirait aux intérêts américains. Le président fut inflexible. Au lieu de réunir ses conseillers de la sécurité nationale pour débattre des diverses options, il venait de les contrer d’un simple tweet. (…)
L’« État profond »
Soyons clair, il n’existe au sein de l’administration aucun complot séditieux pour saper l’action du président. L’État stable n’a rien d’une formule codée désignant un plan concerté visant à saboter ses politiques ou, pire, à le chasser du pouvoir. J’emploie le mot “résistance” dans certains propos rapportés, mais cela n’a rien à voir avec la peur, à droite, d’un “État profond” devenu incontrôlable, ou avec la conception que se fait la gauche d’une campagne de subversion active. Les détracteurs de Trump, ceux qui militent pour une vraie résistance, avec leur imagination débridée, ont inventé l’idée de serviteurs de l’État grippant les rouages du gouvernement pour abattre Trump. Si ce type de conspiration existait, j’en serais le premier surpris, et ce serait très troublant. Le service public repose sur la confiance publique. Tout employé du gouvernement poursuivant des objectifs aussi criminels mériterait d’être condamné. Au contraire, dès ses premiers pas, l’État stable se forma pour empêcher le train de la Maison-Blanche de dérailler. Quand des collaborateurs nommés par le président se mirent à partager leurs inquiétudes au sujet du chef de la nation, ce n’était pas dans une officine sombre et enfumée de Washington. Cela se fit de manière informelle, avec des coups de téléphone dans la semaine ou des échanges en marge des réunions. Des gens qui confrontaient leurs notes au cours de leur journée de travail et dans le cadre ordinaire de leur activité se rendaient compte que les problèmes de cette administration n’avaient rien de passager. Ils étaient structurels. Ils émanaient du sommet (…). Les mêmes s’entendirent demander de raccourcir les présentations PowerPoint. Le président était incapable de digérer trop de diapos. Pour retenir son attention, il lui fallait plus d’images, et moins de mots. Ensuite, on les pria d’alléger le message d’ensemble (sur des questions aussi complexes que la préparation militaire ou le budget fédéral) à seulement trois points principaux. Non, attendez, c’était encore trop. Assez vite, les conseillers de l’aile Ouest s’échangèrent les “bonnes pratiques” gages de succès dès qu’on entrait dans le Bureau ovale. Leur conseil le plus essentiel ? Laisser tomber la présentation en trois points. Il fallait y aller avec un point principal et le répéter – le rabâcher sans relâche, même si le président partait dans ses inévitables digressions – jusqu’à ce qu’il saisisse. Contentez-vous
de revenir constamment sur le sujet. Sur UN seul point. Rien qu’un seul. Parce qu’au cours d’une réunion, vous n’arriverez pas à retenir l’attention du commandant en chef sur plus d’un thème. Vu ?
Certains conseillers se refusaient à croire que cela fonctionne de la sorte. “Vous êtes sérieux ?” demandaient-ils, lorsqu’ils questionnaient ceux qui étaient déjà passés par l’une de ces brèves réunions d’information. Comment pouvaient-ils simplifier leurs documents de travail à ce point ? Ils étaient là pour faciliter la prise de décision présidentielle sur des questions majeures, pas pour choisir un restaurant où dîner. J’ai vu un bon nombre de ses collaborateurs négliger ce conseil émanant de membres éclairés de l’équipe et aborder une entrevue avec le président Trump en s’apprêtant à une discussion riche sur des choix politiques concernant des questions d’ampleur nationale, assortie de vigoureux échanges. Ils en ont payé à chaque fois le prix. “C’est quoi ce merdier ?” beuglait le président en jetant un oeil à un document que lui tendait l’un d’eux. (…)
Le « génie » de Patton “Trump ne fait pas tout cela sans raison.” “Attendez de voir.” “C’est une composante de son génie.” Dès les premiers pas de cette administration, une poignée de conseillers allèrent jusqu’à prétendre que la gestion par le chaos était un atout. Il y avait parmi eux Stephen Miller, l’une des principales éminences grises du président, l’un de ses premiers collaborateurs de campagne, transfuge du cabinet de Jeff Sessions. C’est un radical, partisan d’une ligne dure, qui s’est fait un nom dans certains milieux de la capitale avec ses imprécations moralisatrices sur les immigrés clandestins et ses manoeuvres d’obstruction dans les débats sur ces sujets. Conseiller habile qui n’aime rien tant que mener le président par le bout du nez sur un certain nombre de sujets, Miller communique sa version de l’affaire à la presse par des voies parallèles et s’ingénie quotidiennement à circonvenir d’autres conseillers qui ont leur bureau à deux pas du sien, à l’autre bout du couloir. (…) Pour Miller, le chaos est une stratégie de gouvernement concertée. Il n’est pas seul à se fourvoyer dans pareille conception. Un ancien haut conseiller aimait comparer le président au général Patton. Ses contemporains n’étaient jamais capables de prédire ce que le général quatre étoiles de la Seconde Guerre mondiale allait dire ou faire. “Ça me plaît, c’est comme ça”, aurait décrété ce soldat. Il faisait en sorte que tout le monde se demande sur quel pied danser, et surtout l’ennemi. “C’est le génie politique de Trump, nous rappela ce conseiller lors d’un débat houleux autour d’une décision présidentielle particulièrement problématique. Il est exactement comme Patton.” L’argument pourrait ne pas être dénué de valeur, si le président donnait un tant soit peu l’impression de savoir ce qu’il fait. »
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« Au cours d’une réunion, vous n’arriverez pas à retenir l’attention du commandant en chef sur plus d’un thème. Vu ? »