Le Point

L’organisati­on secrète qui noyaute la justice américaine

Comment les magistrats chrétiens et conservate­urs ont fait alliance avec Donald Trump.

- DE NOTRE CORRESPOND­ANTE AUX ÉTATSUNIS, HÉLÈNE VISSIÈRE

Sous les grands lustres de cristal du Mayflower, un vénérable hôtel de Washington situé à deux pas de la Maison-Blanche, la foule se presse autour d’un petit bonhomme rondouilla­rd affublé de lunettes à la Harry Potter. Leonard Leo est le vice-président de la Federalist Society, une organisati­on extrêmemen­t puissante de juristes conservate­urs. Vous n’en avez jamais entendu parler ? La plupart des Américains non plus. Et pourtant, à 54 ans, c’est une célébrité en politique. Il détermine le choix des juges fédéraux du pays. Pas moins de quatre membres sur neuf de la Cour suprême lui doivent leur siège. Tous conservate­urs bon teint.

Comme chaque mois de novembre se tient au Mayflower la convention de la Federalist Society, où se retrouve la fine fleur des juristes américains pour des conférence­s et des débats. Il y a là du beau monde. Parmi les intervenan­ts, on compte 26 magistrats fédéraux, deux sages de la Cour suprême et deux ministres de la Justice. Et, bien sûr, Leonard Leo, le maître de cérémonie, que tous les prétendant­s à des postes judiciaire­s viennent courtiser assidûment.

Fondée en 1982 par une poignée d’étudiants de droit conservate­urs des université­s de Chicago et de

Yale, la Federalist Society se veut au départ un contrepoid­s à la pensée de gauche dominante dans les facs. Au fil des ans, le groupe s’est mué en un forum intellectu­el doublé d’un réseau influent très actif, notamment dans les université­s, pour recruter des étudiants dont il facilite ensuite la carrière. Cette année, le thème de la convention était « L’originalis­me », la grande doctrine des fédéralist­es, comme on les appelle. Les juges, affirment-ils, devraient interpréte­r la Constituti­on selon son sens originel, à l’époque de son adoption en 1787, sans tenir compte des évolutions de la société moderne. « Le devoir de l’autorité judiciaire est de dire ce qu’est la loi, pas ce qu’elle devrait être », lit-on sur son site. Donc si les Pères fondateurs n’ont pas établi le droit à l’avortement, les magistrats actuels ne devraient pas le reconnaîtr­e. Mais Leonard Leo et ses alliés vont plus loin. Leur objectif est de limiter au maximum l’emprise de l’État fédéral. Ce qui évidemment suscite beaucoup de critiques. « C’est de l’hypocrisie, assure Evan Mandery, professeur au John Jay College. L’originalis­me, malgré toutes ses prétention­s, n’est rien de moins qu’une feuille de vigne destinée à masquer l’immixtion de la politique dans le pouvoir judiciaire. »

Il suffit d’assister au dîner de réception de la Federalist Society pour réaliser que l’organisati­on n’est pas juste un club de réflexion. Tous les ans, elle loue l’immense hall de la gare de Washington où se retrouvent 2 500 convives sous les plafonds à caissons… L’invité d’honneur, cette année, est Brett Kavanaugh, le juge de la Cour suprême confirmé en 2018 malgré desaccusat­ionsd’agressions­exuelle et de parjure. Il est accueilli par une longue ovation qui couvre mal les chants hostiles des manifestan­ts extérieurs. « J’ai toujours été très fier d’être membre de la Federalist Society », lance-t-il en évitant dans son dis

cours les allusions politiques. Mitch McConnell, le chef de file des républicai­ns au Sénat, n’a pas les mêmes scrupules. « La Federalist Society est un partenaire inestimabl­e pour refaçonner le pouvoir judiciaire. Nos progrès sont littéralem­ent historique­s », clame-t-il avant de se gargariser du nombre de magistrats nommés. Sa priorité d’ici à la fin du mandat de Donald Trump est de pourvoir tous les postes vacants avec des « juges républicai­ns ». La foule applaudit à tout rompre.

Si les fédéralist­es ont une telle influence aujourd’hui, Leonard Leo y est pour beaucoup. « C’est un stratège, un homme de réseaux d’une efficacité redoutable. La Federalist Society, c’est toute sa vie depuis trente ans », témoigne son ami François-Henri Briard, avocat français auprès du Conseil d’État et de la Cour de cassation, qui assiste à la convention tous les ans.

Anti-IVG. Ce petit-fils d’immigré italien aux manières feutrées, ardent catholique (il siège, dit-on, au conseil d’administra­tion de l’Opus Dei américain), a commencé à y travailler en 1991, à sa sortie de la fac de droit. Très tôt, il saisit l’utilité de conquérir les hautes instances judiciaire­s, chargées dans ce pays de statuer in fine sur tous les grands dossiers. C’est le seul moyen de mettre en place des législatio­ns qui, autrement, n’auraient aucune chance d’aboutir au Congrès. Leonard Leo ne s’en cache pas : son ambition, explique-t-il dans une interview au Point, est de nommer des magistrats « avec la bonne optique » qui appliquent la loi « de la bonne manière ». Traduisez : de façon favorable au grand patronat et à la droite chrétienne dont le but est de torpiller les réglementa­tions antipollut­ion, les droits des salariés, le mariage gay… « Personne ne s’est autant que Leonard Leo consacré à la tâche d’édifier une Cour suprême susceptibl­e d’éliminer l’arrêt sur la légalisati­on de l’IVG », note Ed Whelan, président du Centre de politique publique et d’éthique, un cercle de réflexion de droite.

Sous son égide, le nombre d’adhérents a atteint les 70 000, le double d’il y a quinze ans, et son budget dépasse les 20 millions de dollars. Le groupe ne soutient ni politique ni candidat, précise-t-il sur son site. Mais Leonard Leo se trouve en fait au coeur d’une nébuleuse d’organisati­ons opaques à travers lesquelles transitent des fonds de milliardai­res anonymes, selon une enquête du Washington Post. Cet argent finance des causes conservatr­ices, des campagnes de soutien à des juges et des facs de droit. « Le problème n’est pas Leo. C’est un homme de main, un factotum, estime le sénateur démocrate Sheldon Whitehouse. L’inquiétant, ce sont les intérêts anonymes qui, en coulisse, financent tout ça.»

Le vice-président de la Federalist Society remporte son premier gros succès sous George Bush en confirmant deux de ses poulains à la Cour suprême. Mais c’est à Trump qu’il doit la consécrati­on. Les deux hommes se rencontren­t en 2016, pendant la campagne. A priori, ils n’ont pas grand-chose en commun. Trump est un coureur de jupons notoire, qui ne connaît rien à la Bible et s’empiffre de burgers. Leo, lui, va à la messe tous les jours, a eu sept enfants (une de ses filles est morte de maladie) et a la réputation d’être un fin gourmet. « Il a une cave magnifique », glisse un proche. D’ailleurs, il interrompt l’interview pour discuter des crus d’un futur dîner.

Les deux hommes comprennen­t cependant très vite l’intérêt d’une alliance. Donald Trump demande à Leo de lui dresser une liste de candidats à la Cour suprême, dans laquelle il s’engage à piocher s’il est élu. Quelques mois avant

Trump est un coureur de jupons notoire, qui ne connaît rien à la Bible. Leo, lui, va à la messe tous les jours et a eu sept enfants.

l’élection, il publie une liste de 11 noms (au final, elle en comptera une vingtaine) et promet dans tous ses meetings de choisir un juge conservate­ur hostile à l’IVG. Un coup de génie. La droite chrétienne, jusque-là peu emballée par le promoteur immobilier, se mobilise derrière lui pour « sauver la Cour » des griffes de Hillary Clinton.

Donald Trump tient sa promesse. Une fois élu, il sélectionn­e Neil Gorsuch, un conservate­ur pur et dur. Dans la foulée, il délègue à Leonard Leo la sélection des magistrats fédéraux. En trois ans, le président a confirmé 50 juges de cours d’appel, soit 1 sur 4, et presque autant que les 55 nommés par Barack Obama en huit ans. Auxquels s’ajoutent 2 sages à la Cour suprême qui ont fait basculer la plus haute instance côté républicai­n et plus de 130 juges de cours de district, des tribunaux de première instance. Au total, donc, 187 magistrats, dont la plupart sont évidemment fédéralist­es. Et beaucoup, grâce à Leo, catholique­s. Parmi eux, les quatre membres de la Cour suprême qu’il a mis en place (Neil Gorsuch fréquente aujourd’hui un temple épiscopali­en).

Indéboulon­nables. Si Trump a pu ainsi peupler les tribunaux, c’est qu’il a bénéficié d’une conjonctur­e inédite. Le Congrès a d’abord assoupli les règles facilitant les confirmati­ons. Les républicai­ns, ensuite, ont systématiq­uement bloqué les candidats de Barack Obama. Le président Trump a donc hérité à son arrivée d’un siège vacant à la Cour suprême et de centaines de postes dans les cours inférieure­s.

Pas étonnant que l’humeur soit euphorique à la convention au Mayflower. Les conservate­urs n’ont jamais été si près de contrôler le pouvoir judiciaire. « Nous sommes très très excités par ce que le président a accompli. Je suis convaincu que les tribunaux sont dans une bien meilleure forme qu’il y a dix ans», poursuit Leonard Leo. Le président, dit-il, à la fin de son premier mandat, aura nommé un tiers des juges des cours d’appel fédérales. Or ces instances sont extraordin­airement importante­s. Elles statuent sur 50 000 recours par an contre 70 pour la Cour suprême.

On pavoise également à la Maison-Blanche. Début novembre dans le salon doré de l’East Room, Donald Trump devant un parterre de conservate­urs, dont l’inévitable Leonard Leo, a célébré « l’exploit vraiment mémorable ». « Nous allons, je pense d’ici la fin [du mandat], être le numéro un de tous les présidents. C’est vraiment fantastiqu­e ! »

Les démocrates sont évidemment d’un avis différent. Plusieurs des candidats, dénoncent-ils, n’ont aucune expérience, sont des racistes, des idéologues… Sept, déclarés « non qualifiés » par l’Associatio­n du barreau américain, ont été confirmés par le Sénat. On a échappé à celui qui a accusé les enfants transgenre­s de faire partie du « plan de Satan ». Mais pas à John Bush, confirmé juge d’appel, qui agite sur son blog des théories du complot et a comparé l’esclavage et l’avortement.

La mainmise républicai­ne sur la Justice est ainsi devenue un thème de campagne. Car, même si un démocrate l’emporte en 2020, ses réformes contre le réchauffem­ent climatique ou le port d’armes risquent d’être bloquées par les magistrats de l’ère Trump. Ce qui fait craindre une crise comme dans les années 1930 où la Cour suprême avait invalidé plusieurs mesures populaires du New Deal. Franklin Roosevelt avait finalement eu gain de cause après avoir remplacé neuf juges âgés. Le prochain président n’aura pas cette chance. Les magistrats de Donald Trump sont beaucoup plus jeunes que leurs prédécesse­urs et « seront une force et une présence sérieuses dans les cours fédérales pour vingt ou trente ans », observe Amanda Hollis-Brusky, autrice d’un livre sur la Federalist Society. L’effet se fait déjà sentir. Récemment, l’une des cours d’appel a invalidé un élément clé d’« Obamacare », l’assurance santé.

Les démocrates ont commencé à réagir. Ils ont créé il y a quelques années un pendant au groupe de Leonard Leo, l’American Constituti­on Society, encore marginale. Certains souhaitent une limitation du mandat des juges à la Cour suprême ou envisagent d’augmenter leur effectif. Mais, tant qu’ils ne contrôlent pas le Sénat, ils ne peuvent pas faire grand-chose. « Les conservate­urs ont été beaucoup plus actifs que la gauche depuis des décennies pour refaçonner les tribunaux, ils ont plus de moyens et on va avoir du mal à les rattraper », reconnaît Christophe­r Kang, de Demand Justice, une organisati­on militante qui vise à « exposer les positions extrémiste­s de la Federalist Society ».

Il y a quelques jours, Leonard Leo a annoncé qu’il se retirait de son poste de vice-président (en restant au conseil d’administra­tion) pour lancer un groupe de lobbying politique. La Federalist Society continue, elle, à tenir sa fameuse liste à jour : deux des membres de la Cour suprême, après tout, ont dépassé les 80 ans. Elle essaie également d’étendre son influence en Europe. A la convention, cette année, était présente une délégation de juristes d’Europe de l’Est. « Nous ne sommes pas un club, conclut Leonard Leo. Nous sommes un grand et vaste mouvement. »

Sept magistrats, déclarés « non qualifiés » par l’Associatio­n du barreau américain, ont été confirmés par le Sénat.

 ??  ?? Homme d’influence. Leonard Leo, 54 ans, vice-président – jusqu’à ces derniers jours – de la Federalist Society. Quatre juges sur neuf de la Cour suprême lui doivent leur siège.
Homme d’influence. Leonard Leo, 54 ans, vice-président – jusqu’à ces derniers jours – de la Federalist Society. Quatre juges sur neuf de la Cour suprême lui doivent leur siège.
 ??  ?? Serment. Sur propositio­n de Leonard Leo, le président Donald Trump (arrière-plan), a nommé Neil Gorsuch (à g.), 49 ans, juge à la Cour suprême, le 10 avril 2017.
Serment. Sur propositio­n de Leonard Leo, le président Donald Trump (arrière-plan), a nommé Neil Gorsuch (à g.), 49 ans, juge à la Cour suprême, le 10 avril 2017.

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