Greco mi amor
André Breton, dans Nadja, rêvait de se laisser enfermer dans une pinacothèque face à un portrait de femme. Née en 1976 dans une famille de l’exil postfranquiste, fille d’un peintre et d’une dessinatrice, l’écrivaine violoniste Léonor de Récondo, auteure d’Amours (prix des Libraires et Grand Prix RTL-Lire), a sollicité le privilège d’une insomnie espagnole dans la maison tolédane du Greco. La voici, par un juin caniculaire, en approche du génie de la peinture. Avant que la nuit tombe, sa ferveur la porte vers les sanctuaires de la cité, l’église Santo Tomé de l’Enterrement du comte d’Orgaz ou la cathédrale où le Christ pourpre de l’Expolio marche au supplice.
L’heure vient. Sous les caméras de surveillance de la maison-musée et l’oeil égrillard des vigiles, la virtuose de l’archet s’installe, pleine de dispositions amoureuses à l’égard d’un spectre éminent. La leçon de ténèbres, on le sait, était un genre musical. Greco va-t-il apparaître dans l’obscurité ? Sinuant à travers des salles privées d’éclairage, Léonor de Récondo braque la torche de son téléphone sur les portraits des douze apôtres qui ornent les murs, puis en photographie des morceaux : la modernité nocturne fragmenterait-elle le passé ? Dans l’ancienne «ville impériale et couronnée », riche de ses confréries pieuses, un peintre né à Candie réinventait la peinture sacrée. La violoniste se souvient que, sous le ciel étoilé de Castille, d’autres nuits intérieures accueillaient des hymnes à la lumière mystique, dans les vertiges de Thérèse d’Avila et de Jean de la Croix.
La nuit avance. Dans un angle dérobé à la vidéosurveillance, Léonor s’allonge: christologie du corps profane, attente d’une visitation inspirée, quand la seule relique est dans l’esprit. L’instrumentiste tire alors son violon de sa housse pour jouer une chaconne de Bach, prière ailée, violon chagallien cherchant les nuées du Crétois de Tolède. Des hymnes improvisés lui montent à la bouche, la semaine du Corpus vient de s’achever, toute haute musique contient l’hypothèse d’un corps glorieux. Dans les parfums d’amandiers et de cyprès avalés par l’ombre, elle esquisse une sorte de cha-cha-cha devant le portrait de San Bernardino : les rehauts de couleurs ocre du Greco portent à un ballet nietzschéen, une danse gitane de sons noirs. On progresse avec Léonor de Récondo dans ce traité de noctambulisme comme dans les stations d’une vie d’artiste, où les cordes du violon dialoguent avec les pinceaux de la cimaise
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La Leçon de ténèbres, de Léonor de Récondo (Stock, 148 p., 18 €).
DANS LES PARFUMS D’AMANDIERS ET DE CYPRÈS, ELLE ESQUISSE UNE SORTE DE CHA-CHA-CHA DEVANT LE PORTRAIT DE « SAN BERNARDINO ».