De beaux restes
À l’heure où le recyclage est sur toutes les lèvres, la mode et le luxe réussissent désormais à donner une nouvelle belle vie à l’existant.
Des trenchs et des jupons anciens transformés en robes, des tops confectionnés avec des sacs en plastique et des gants cousus entre eux… Il ne s’agit pas d’un compte rendu de la dernière Fashion Week mais de collections imaginées il y a plus de trente ans par Martin Margiela. Sur la récupération et le détournement, comme sur beaucoup d’autres sujets, le créateur belge avait quelques décennies d’avance. Ce que l’on qualifiait à l’époque d’« hybride » porte aujourd’hui un nom : l’« upcycling », c’est-à-dire le fait de créer à partir de matériaux existants – en l’occurrence, pour la mode, avec des vêtements et des chutes de tissu. Il y a quelques années, la pratique pouvait évoquer un exercice de fin d’année d’école de mode ; de nos jours, c’est un phénomène qui séduit les designers à la conscience green (et toute la jeune génération biberonnée à Greta Thunberg) puisqu’il permet de répondre à l’une des grandes problématiques du milieu : les déchets textiles.
Selon la Fondation Ellen MacArthur, l’industrie produirait 53 millions de fibres chaque années et 70 % des vêtements finiraient jetés dans une décharge ou brûlés. À l’heure où le monde du luxe, comme celui de la fast fashion, ne peut plus ignorer les enjeux du développement durable, l’upcycling serait-il un moyen créatif de s’engager contre la surproduction? En tout cas, le volume de ces ressources est important puisque moins de 1 % des matériaux existants servirait maintenant à confectionner de nouveaux vêtements (selon la Fondation Ellen MacArthur) sans compter que, depuis septembre 2019, la loi interdit aux marques «d’éliminer leurs invendus ». « Il y a quelques années, donner une seconde vie à un pull-over consistait à le rapiécer ou raccourcir les manches ; aujourd’hui, les créateurs le prennent pour sa matière et le transforment en autre chose. C’est un mouvement global dans la création, on l’a vu avec l’arte povera du mobilier des frères Campana mais aussi petit h d’Hermès (lire encadré page suivante), qui ont l’un comme l’autre remis de la création dans des matériaux qu’on ne valorisait pas», remarque Barbara Coignet, fondatrice de 1.618, un site consacré au luxe responsable. Ils ne sont pas les seuls.
Après avoir travaillé vingt-cinq ans dans le milieu, chez Guy Laroche et Celine notamment, Ronald Van Der Kemp, collectionneur de tissus, a eu envie en 2014 de créer sa marque, RVDK, pour « redonner de la valeur aux vêtements». «Quand je regardais des pièces haute couture des années 1970 et 1980, je les trouvais toujours plus jolies. J’aime les petites imperfections du fait main de cette époque. » Il a alors lancé une ligne de demi-couture, confectionnée exclusivement avec des tissus haut de gamme chinés chez des fabricants, aux puces, dans des magasins vintage. « L’exercice créatif est challengeant, car je ne
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Ce que l’on qualifiait à l’époque d’« hybride » porte aujourd’hui un nom : l’« upcycling ».
veux pas que le côté upcycling soit visible. ■ La mode doit vendre du rêve, du glamour. Certes, nos clientes aiment l’histoire derrière la marque, mais elles viennent avant tout pour les vêtements.» Ce Néerlandais est aujourd’hui le seul créateur à défiler au calendrier de la haute couture, à Paris, avec des pièces entièrement upcyclées.
C’est aussi son expérience dans l’industrie qui a poussé Lucille Léorat à se lancer sur le créneau écoresponsable. Après quinze ans à la direction artistique du spécialiste français du cachemire Éric Bompard, elle a fondé sa marque, Leftovers dits l/overs, qui puise dans les chutes pour confectionner ses collections. De l’art d’accommoder les restes (leftovers en anglais), comme on le ferait en cuisine. « J’aime la contrainte de travailler avec une matière brute que je ne choisis pas, expliquet-elle. En vingt ans, j’ai vu tellement de surplus dans les usines. C’est un paramètre industriel obligatoire : au moins 10 % du tissu est mis de côté car la couleur n’est pas conforme ou parce que le rouleau a servi à roder les machines… Ces chutes, c’est un casse-tête car il faut les stocker, les archiver. J’y ai eu accès car je connais bien ces usines.» Elle les transforme en pièces mixtes, hoodies en cachemire réversibles, cabans en drap de laine ou sacs en cuir. Mais il faut se faire à l’idée que la production reste aléatoire puisqu’elle dépend de ce qu’il y a en stock. Ainsi, lorsqu’elle a lancé la confection de ce pantalon en cuir d’agneau, Lucille Léorat en a reçu 35 exemplaires en bordeaux, mais 50 en bleu marine. Pour Maroussia Rebecq, pionnière de l’upcycling, une série de dix, c’est déjà beaucoup ! La plupart de ses créations sont des pièces uniques, fruits de croisements entre vêtements et tissus existants qui l’inspirent.
« Au tournant des années 2010, l’idée d’un produit mode et celle de la création éthique étaient incompatibles. À présent, c’est une tendance de fond, qui me rappelle le cheminement de la nourriture bio, aujourd’hui démocratisée », estime celle qui a fondé Andrea Crews. Lancée en 2002, cette marque n’a cessé de revaloriser ce qui ne l’était pas, de travailler à partir de l’existant dans une démarche aussi artistique que politique. À Paris, lors de la Nuit blanche 2018, Maroussia Rebecq a même fait de l’upycling le thème d’une performance, en partenariat avec le site Leboncoin. Cette circularité de la mode, elle la pousse un peu plus loin puisqu’elle a décidé cette année de réutiliser ses propres stocks. « C’est un matériau de départ qui a déjà une dimension historique, sociétale et émotionnelle. Et puis pour une créatrice, c’est l’anti-page blanche ! »
Alors que créativité et upcycling paraissaient encore antinomiques il y a quelques années, c’est en passe de devenir l’un des nouveaux médiums pour se lancer dans la mode en minimisant les effets sur la planète. Prix LVMH 2017, Marine Serre réalise la moitié de ses collections avec des pièces récupérées. Fraîchement sorti de l’université des arts Central Saint Martins de Londres, le Franco-Israélien Benjamin Benmoyal s’est fait remarquer avec sa collection de fin d’études réalisée à partir des bandes des cassettes audio de la BBC. Mais on peut
« Une tendance de fond, qui rappelle le cheminement de la nourriture bio, aujourd’hui démocratisée. » Maroussia Rebecq
Godefroy de Virieu, directeur artistique de petit h : « C’est une histoire de bon sens »
À partir de quels matériaux travaillez-vous?
Lancé par Hermès il y a tout juste dix ans, petit h imagine des objets à partir des chutes de la maison. Soie, cuir, cristal, porcelaine sont ainsi réinventés par des artistes invités par Godefroy de Virieu.
Quel est le processus de fabrication de petit h?
C’est une création à rebours puisqu’on part de la matière pour imaginer un objet. Il s’agit d’un détournement, l’assemblage de différentes matières qui donnent naissance à des objets poétiques et fonctionnels dont les critères de qualité restent les mêmes que ceux d’Hermès. Loin d’un éditeur qui proposerait des pièces de contemplation, petit h réalise des objets d’usage à partir d’éléments qui n’ont pas l’habitude d’être associés. Comme cette salière imaginée par un étudiant japonais : un verre en cristal sur lequel il a fixé un bouton à six trous de l’époque où Martin Margiela était directeur artistique des collections féminines d’Hermès.
Du cuir, de la soie, du cristal, de la porcelaine ou des pièces métalliques dont les motifs, les couleurs et les formes changent selon les collections. La maison Hermès utilise de la matière précieuse, qu’elle a toujours eu à coeur d’optimiser. Comme un charpentier qui garderait les chutes de bois pour en faire de plus petits objets, quand on coupe dans une peau, on sait que ce qui se trouve autour a de la valeur.
Quel regard portez-vous sur l’upcycling ?
C’est une évidence d’aller dans cette direction, non pas dans une optique de communication car c’est une histoire de bon sens. Quand on travaille avec des matériaux nobles, cela me semble normal de faire attention aux ressources, de réfléchir en amont, dès l’origine du process
■ petit h, en vente 24, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 75008 Paris, www.hermes.com