Le Point

Par-delà les moais

Derrière son aura mystique, l’île de Pâques (ou Rapa Nui) recèle une histoire mouvementé­e et souvent méconnue.

- PAR CHRISTOPHE MIGEON

Chaque année en février, pendant deux semaines, l’île de Pâques retient son souffle le temps d’élire sa reine. Une reine non pas d’un jour, mais d’un an, pendant lequel elle portera l’héritage des ancêtres. Et, pour désigner la nouvelle Ariki Tapati Rapa Nui, nul vote à main levée ou petits bulletins jetés dans l’urne, mais une formidable et pacifique compétitio­n entre les clans insulaires réunis en deux alliances concurrent­es. Leurs champions s’affrontent en une vingtaine d’épreuves physiques, culturelle­s, artistique­s rapportant chacune des points. L’alliance ayant fait les meilleurs scores voit son égérie monter sur le trône. « C’est un énorme investisse­ment à la fois moral et financier… et beaucoup de stress », raconte Céline Manu Toma Toma, qui a tenté sa chance en 2012, lorsqu’elle avait 16 ans. L’affaire est en effet des plus sérieuses. « Mon équipe réunissait environ 300 adultes, 200 adolescent­s et 200 enfants. On s’entraîne plusieurs mois et, pendant ce temps-là, il faut nourrir tout ce petit monde, mais aussi confection­ner leurs costumes. Il n’y avait pas assez de plumes de poulet sur l’île ! »

Lancée dans les années 1970, la Tapati Rapa Nui, loin d’être un vain folklore, semble avoir permis la transmissi­on de traditions qui ont bien failli s’éteindre avec le peuple Rapa Nui. Si les chasseurs d’extraterre­stres, les farfelus new age et autres dompteurs de forces tellurique­s sont venus en masse tenter de percer les « mystères » des fameux moais, ils ont été beaucoup moins nombreux à s’intéresser à la façon dont les Pascuans avaient survécu à une histoire marquée par la déportatio­n, la maladie et l’enfermemen­t. À peine est-on sorti de Hanga Roa, l’unique village de l’île, que nous voilà dans le campo, cette campagne boursouflé­e de petits cônes volcanique­s, avec ses prairies et ses chevaux qui regardent vers le large en mâchonnant d’un air songeur. Les chemins de randonnée partent sillonner des landes mouchetées de cailloux et de goyaviers abritant les rêveries de veaux désoeuvrés. Le long du circuit qui contourne par la côte le volcan Terevaka, on se fait raconter l’histoire de ces bateaux d’esclaves venus du Pérou en 1862 pour rafler près de la moitié de la population, l’agonie des survivants rongés par les épidémies de variole et de lèpre, ou encore les tourments de la période Williamson et Balfour, lorsque Rapa Nui, tombée entre les griffes de cette société chilienne et écossaise spécialisé­e dans le commerce de la laine et du nitrate, se transforme à partir de 1903 en ferme d’élevage intensif… et en camp de concentrat­ion pour ses habitants. Tandis que les 70 000 moutons batifolent à leur aise, les Rapa Nui sont confinés à Hanga Roa derrière un mur hérissé de barbelés. En 1953, lorsque le bail arrive à son terme, le Chili décide de confier l’île aux bons soins de la marine chilienne, qui s’empresse d’y établir une dictature coloniale. Les Pascuans devront attendre 1966 pour obtenir une citoyennet­é de plein droit.

Vent de liberté. Une résille de murets de pierre ponce, érigés à la fin des années 1960 après la restitutio­n des terres, couvre les courbes mollassonn­es des volcans. En grimpant le Poike, le plus vieux d’entre eux, émergé voilà trois millions d’années, on sent de longues herbes sèches nous chatouille­r les mollets. De là-haut, le regard embrasse un territoire encore sauvage, ivre d’air et de lumière, caressée par un grisant vent de liberté. L’horizon s’étire, légèrement courbe, comme envisagé depuis la dunette d’un paquebot. Des

motus, îlots de lave noire abandonnés ■ aux sternes et aux frégates, pointent leurs têtes hirsutes au-dessus de la surface toute guillochée d’écume. Leurs parois rongées de grottes et de tunnels font l’objet de plongées sous-marines dans des eaux limpides. Même si Rapa Nui n’est pas l’île habitée la plus isolée du monde – Tristan da Cunha, au beau milieu de l’Atlantique, la bat de quelques centaines de kilomètres –, un étonnant sentiment de solitude, voire d’abandon, étreint le visiteur, terrassé par une géographie implacable. Qui sait si la destinatio­n ne serait pas encore en dehors des radars touristiqu­es si Kevin Costner n’avait décidé d’y tourner son long-métrage en 1993 ? Rapa Nui n’est sans doute pas le film du siècle, mais il a su sortir l’île de sa léthargie. « La moitié des habitants au moins ont travaillé pour le film : les figurants gagnaient 25 dollars par jour, une fortune en 1993 pour les Pascuans, qui, bien souvent, ne faisaient qu’un repas quotidien, se souvient Liliane Fréchet Teao Hereveri, une Française installée ici depuis 1985 et mariée à l’un des derniers descendant­s de la tribu royale Miru Nui Nui. C’est le film qui a rappelé au monde notre existence. Les gens ont fini par comprendre que le tourisme était la meilleure sauvegarde de l’île. » Aujourd’hui, 130 000 visiteurs – dont 60 % de Chiliens – débarquent chaque année dans ce musée à ciel ouvert et affluent vers une douzaine de sites pour se gaver de moais. Beaucoup de ces colosses de tuf ont été redressés, d’autres sont encore couchés dans l’herbe rase, face contre terre. Il ne faudrait pas non plus oublier d’aller voir les Pascuans, ils sont toujours debout…

« Aucun bateau de croisière n’est encore remonté jusqu’à SaintLaure­nt car le fleuve y est très peu profond ; la ville gagnerait à ce que son dragage soit réalisé. » serpents… des cris de perroquets, de singes hurleurs… des trombes d’eau… on se perd, le GPS est aveugle… »

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Chaque année, début février, le festival Tapati permet de préserver la culture et les traditions de Rapa Nui.
 ??  ?? C’est sur les flancs et dans le cratère du volcan Rano Raraku que furent taillés la plupart des colosses de pierre.
C’est sur les flancs et dans le cratère du volcan Rano Raraku que furent taillés la plupart des colosses de pierre.
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