L’éternel retour du blasphème
L’affaire Mila rouvre le débat sur les liens entre religion et liberté d’expression dans la France laïque. Histoire d’une notion polémique et réactions de l’universitaire Jacques de Saint Victor, de l’ex-journaliste de Zineb El Rhazoui et de l’essayiste P
La France a été le premier pays à abolir le délit de blasphème, par le biais du Code pénal de 1791. Et pourtant, la loi ne semble plus suffire, grignotée par ce qu’on appelle le « retour du blasphème ». Étrange retour, car ce terme devrait avoir disparu de notre langage. Pudique retour, car on en évacue ainsi les instigateurs. L’affaire
Mila, du nom de cette jeune Iséroise menacée de mort après des propos sur Instagram insultants à l’égard de l’islam, est un épisode de plus dans cet éternel retour. Il y a eu ses défenseurs, peu nombreux, et les autres, prêts à céder sur le coeur de notre laïcité et de notre histoire. L’épisode est en apparence mineur : il n’y a pas eu mort d’homme comme avec Charlie Hebdo. Mais plus inquiétant, car il cible une personne comme les autres et
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augure des dégâts potentiels de cette contre-offensive ■ tous azimuts des ayatollahs de la religion. L’affaire n’est pas close, et gageons qu’il y aura d’autres Mila.
Ce retour ne date pas d’hier. Tel est en effet le paradoxe français, que pointe Jacques de Saint Victor dans son très éclairant Blasphème (Gallimard) : alors que les États européens dotés de lois contre le blasphème (Autriche, Italie, Allemagne) n’y recourent plus, alors que le Conseil de l’Europe a invité à supprimer ce délit, « la France, la nation la plus laïque d’Europe, nourrit en son sein des exigences parmi les plus fondamentalistes du continent en matière de blasphème ». Retour ancien, car le 11 septembre 2001 et le procès intenté par des associations musulmanes contre Michel Houellebecq en 2002 pour « injure à un groupe de personnes en raison de leur religion » ont relancé le débat sur la définition du blasphème, qui a resurgi de manière plus sanglante avec l’attentat contre Charlie Hebdo.
Ces exigences dont parle Jacques de Saint Victor (lire interview pages suivantes), elles sont venues troubler jusqu’à l’esprit de la garde des Sceaux, Nicole Belloubet. Le 29 janvier, elle a fait preuve d’un flagrant illettrisme juridique en qualifiant les insultes de la lycéenne d’atteinte à la liberté de conscience, cautionnant ainsi, par la bande, cette notion de blasphème. C’est dire si, comme l’écrit le politologue Denis Lacorne en introduction aux Politiques du blasphème (Karthala), « nous ignorons les limites mêmes de notre régime de tolérance ». Avant d’en venir à ces limites, ajoutons que nous ignorons aussi l’histoire de ce que Le Peletier de Saint-Fargeau, rapporteur du premier Code pénal de 1791, appela « ces crimes imaginaires qui grossissaient les anciens recueils de nos lois ». Or il n’est pas inutile d’en rappeler les grandes lignes, qui dessinent une histoire de la France, de ses combats, de sa marche vers la démocratie et la liberté de penser.
« Spirale infernale ». Qu’est-ce qu’un blasphème ? Étymologiquement, un mot grec et une réputation (pheme) blessée, lésée (blas). Évoqué et condamné dès l’Ancien Testament (Lévitique), puis dans les codes de justice latins (Code Justinien), le blasphème est une invocation transgressive du nom de Dieu : « On blasphème le nom de Dieu », rappelle Paul Clavier dans Anathèmes, blasphèmes & Cie (Le Passeur), en citant le grand linguiste Émile Benveniste, « car tout ce qu’on possède de Dieu est son nom. Par là seulement, on peut l’atteindre. » À l’origine religieux, le blasphème est devenu l’affaire non plus de l’Église mais d’un royaume de France en pleine construction. À partir de Saint Louis puis de Philippe le Bel, les ordonnances sur le blasphème commencent à pleuvoir, graduées. Langue et lèvres percées, arrachées, têtes parfois découpées. Car blasphémer, c’était attaquer la doctrine du droit divin des rois. On estime à près de 80 le nombre d’édits royaux pris sur le sujet jusqu’en 1789, délimitant ce que Jean Delumeau a qualifié de « civilisation du blasphème ». Au coeur de ce tour de vis, les guerres de Religion, qui menacent l’unité du royaume. Les blasphémateurs s’en prennent à l’identité de la France. C’est à cette époque de chasse aux jurons et aux « maugréements » que naquirent nos euphémismes, pardi, parbleu, morbleu, sangbleu, qui supprimèrent le nom de Dieu.
Le blasphème étant un trouble à l’ordre public, la délation fut encouragée, puisque le Dieu insulté ne pouvait se pourvoir en justice. Une dénonciation déclencha l’affaire qui allait tout bouleverser : l’affaire La Barre, du nom de ce jeune aristocrate d’Abbeville accusé en 1766 d’avoir chanté des chansons abominables contre la Sainte Vierge et d’avoir remplacé « au nom du père » par « au nom du couillon », référence à la litanie du couillon de Panurge chez Rabelais. La torture et la mort infligées au chevalier incitent Voltaire à s’insurger contre la disproportion du châtiment et le fanatisme du pouvoir : « Je ne conçois pas comment des êtres pensants peuvent demeurer dans un pays de singes qui deviennent si souvent des tigres », écrit-il à d’Alembert. Aussi importante que l’intervention de Voltaire, la réflexion de Montesquieu, qui annonce nos débats actuels : « Si les lois des hommes ont à venger un être infini, elles se règlent sur son infinité .» « C’est une spirale infernale », commente Jacques de Saint Victor. “Si l’on commence à réprimer le blasphème, dit Montesquieu, on n’en a jamais fini.” Il se trouvera toujours un fanatique pour juger tel propos blasphématoire, quelqu’un pour dire que la Gay Pride ou que le refus d’un jeûne du ramadan dans tel quartier le blesse. » La morale est séparée de la religion. Sous la Révolution, le chevalier de La Barre est réhabilité, mais, surtout, l’émotion née de son procès incite les révolutionnaires à abolir en 1791 le délit de blasphème, en même temps que ceux d’hérésie ou de sorcellerie.
On essaiera pourtant de le réintroduire en douce. En 1819, en pleine Restauration, est votée une loi qui punit « l’outrage à la morale publique et religieuse ». Le terme « religieuse » a été ajouté au dernier moment. Quelques noms célèbres vont en subir les conséquences. Flaubert, pour Madame Bovary, est accusé en 1857 d’« offense à la morale religieuse dans les images voluptueuses mêlées au choses sacrées ». Baudelaire, pour Les Fleurs du mal, Eugène Sue, pour Les Mystères de Paris, furent inquiétés pour le même motif. La loi sur la liberté d’expres
« Dieu se défendra bien lui-même, il n’a pas besoin pour cela de la Chambre des députés », rétorque Clemenceau à l’évêque d’Angers, Mgr Freppel.
sion du 29 juillet 1881, qui mettait fin à tous les délits d’opinion, allait balayer cette morale religieuse. « Dieu se défendra bien lui-même, il n’a pas besoin pour cela de la Chambre des députés », rétorque Clemenceau à l’évêque d’Angers, Mgr Freppel, qui invoque la blessure des catholiques outragés. Cette loi, qui maintient les délits d’injure et de diffamation, établit pour toujours la distinction entre les idées – la religion – au nom de la liberté de débattre, et les personnes – les croyants –, protégées. On rappellera la très grande violence impunie des caricatures de l’époque, qui comparaient les curés à des cafards, des porcs, les accusant de pédophilie.
Affaire Rushdie. Le tournant intervient dans les années 1970. La décolonisation et l’essor des mouvements civiques aboutissent, en 1965, à une convention sur l’élimination des discriminations raciales ratifiée par la France en 1971. Le 1er juillet 1972, quelques jours avant la fin du gouvernement Chaban-Delmas, la loi Pleven va offrir la possibilité aux associations, de plus en plus communautaristes, de porter plainte pour provocation à la haine en raison d’une appartenance à une nation, une ethnie, une race ou une religion. Le texte français va plus loin que la Convention, qui n’incluait que la provocation à la violence. Cette loi fournit un cadre juridique pour remettre en cause la liberté d’expression. Les catholiques intégristes, dans les années 1980, s’y engouffrent, puis les musulmans, après l’an 2000. À la fin des années 1980, l’affaire
Rushdie internationalise le blasphème : « Le crime du blasphème ne connaît plus de frontières », écrit Denis Lacorne. Rushdie, qui l’a compris, apportera son soutien à Houellebecq lors de son procès en 2002. La France est alors le théâtre de nombreuses actions en justice, notamment celle qui vise Charlie Hebdo en 2006, après la publication des caricatures de Mahomet. Que décide le TGI en mars 2007, décision capitale et oubliée ? Ces caricatures sont légitimes, «participant à la réflexion dans le cadre d’un débat d’idées sur les dérives de certains tenants d’un islam intégriste ayant donné lieu à des débordements violents ». L’année précédente, Jean-Marc Roubaud et Éric Raoult, deux députés UMP, soulignons-le, ont déposé des propositions de loi visant à interdire les propos et actes injurieux envers toute religion. Une concession au multiculturalisme et aux antiislamophobes. La France laïque, donc neutre sur les religions, a flirté avec l’idée de rétablir le délit de blasphème.
C’est un des pièges que souligne Jacques de Saint Victor, après Charlie Hebdo et les attentats : « Céder sur le niveau des exigences républicaines.» Ce serait essentialiser la communauté musulmane, faire preuve de paternalisme, penser qu’elle est moins apte que d’autres à accepter les notions de laïcité et de liberté, ou penser, comme Emmanuel Todd, que « blasphémer l’islam, c’est humilier les faibles de la société que sont ces immigrants ». Un autre piège serait d’encourager le droit au blasphème, qui sacraliserait celui-ci, comme a pu le faire Caroline Fourest dans Éloge du blasphème, au lieu de
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sacraliser ce qui est en danger, la liberté d’expression. ■
L’affaire Mila rappelle qu’à tous les niveaux l’ignorance de la loi règne, la confusion aussi entre individu et religion, le premier terme recouvrant désormais le second. Qu’une nouvelle morale religieuse – dans toutes les confessions – où la religion n’est qu’une arme est prête à grignoter le socle républicain. L’État, rappelle Jacques de Saint Victor, garantit la liberté des cultes, et non leur dogme, n’a pas à les reconnaître, mais à les connaître. La France n’est pas pour rien le pays de Rabelais et de Voltaire. Si l’on entraîne l’État dans cette spirale, alors la prophétie de Kundera se réalisera : « Le coeur serré, je pense au jour où Panurge ne fera plus rire. »
religieuse, loi qui fut précisément abolie par celle de 1881. La Cour de cassation s’en est rendu compte et, par une série d’arrêts en 2000, a rappelé solennellement que le juge ne peut protéger la religion au-delà de ce qui est prévu par la loi de 1881 : il faut démontrer que le trouble crée une injure, une diffamation, ou une provocation à la haine à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur religion et non de la religion elle-même. Tant qu’un propos n’attaque que la doctrine et non les croyants, il n’est pas possible de condamner son auteur, même si on s’estime « blessé ». Montesquieu avait déjà tout dit : la critique, même brutale, des doctrines relève du débat d’idées.
Cet argument de la haine s’appuie sur la loi Pleven, votée en 1972, qui permet à des associations d’intenter des actions judiciaires sur la question religieuse…
Les associations catholiques sont d’abord montées au créneau puis les associations musulmanes ont pris le relais de cette nouvelle offensive dévote à partir de l’affaire Houellebecq, en 2001, mais elles se sont heurtées au revirement de la jurisprudence de l’an 2000. Ces associations prétendent parler au nom de tous les croyants, ce qui est problématique. En Italie, une loi semblable (loi Mancino) ne permet qu’aux personnes directement offensées d’agir en justice ; c’est plus sain. Cette judiciarisation s’est accompagnée en parallèle d’un lobbying des pays musulmans qui, dès 1981, ont rédigé une Déclaration islamique des droits de l’homme dont l’article 12 précise : « Personne ne doit mépriser, ridiculiser les convictions religieuses d’autrui ni encourager l’hostilité publique à leur encontre.» Huit ans après était émise la fatwa contre Salman Rushdie pour Les Versets sataniques. Par ailleurs, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, sous l’influence des pays musulmans, a adopté en 2009 une résolution affirmant la nécessité de poursuivre toute forme de «diffamation des religions», une manière détournée de pénaliser le blasphème. C’est dans ce cadre-là aussi qu’en France se diffuse en 2004 la notion d’islamophobie. Pour certains collectifs, les attaques contre l’islam deviennent des attaques «racistes», expressions d’un néocolonialisme. Là encore, on associe faussement une attaque contre une religion à une attaque contre l’individu.
Est-ce une attaque contre la laïcité?
Le défi majeur est de répondre à une attaque rampante qui remet en cause la nécessaire séparation entre le politique et le religieux. C’est une manifestation supplémentaire de la critique des Lumières, si fréquente dans notre société postmoderne. La question du blasphème est un symptôme qui mesure le degré de liberté qu’on est prêt à accepter dans une société démocratique et libérale
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aurait appelé une démission de la ministre, par le haut ■ s’il le faut. Mais, dans l’affaire Mila, l’honneur n’est que la dernière vertu à avoir souffert.
Ce que Nicole Belloubet a affirmé en niant le droit d’insulter les religions n’est rien d’autre qu’un entérinement de la sentence du tribunal populaire qui a condamné Mila à vivre sous le sabre d’Allah. Celle-ci rejoint ainsi le triste club de ceux auxquels la République allouera une protection policière à défaut de neutraliser le danger qui les menace. Une stratégie de court terme qui risque de banaliser le sort de ces réfugiés de l’intérieur dont le quotidien rappelle que la conquête du droit à l’irrévérence reste à mener face à l’islam. Les nombreuses voix qui se sont scandalisées de la « vulgarité » des propos de Mila autant que des menaces de mort et de viol qu’elle a reçues nous resservent en substance la même antienne que les islamistes et leurs complices martelaient après les attentats de Charlie Hebdo :
« Quelque part, elle l’a bien cherché. » À la différence du sursaut national éphémère, certes, mais quasi unanime après le massacre du 7 janvier 2015, la jeune youtubeuse a été lâchée par toute la gauche du spectre politique, à l’exception des communiqués sans équivoque du Parti radical de gauche et de la Gauche républicaine et socialiste, ainsi qu’un timide soutien de la vingt-cinquième heure du Parti socialiste.
Silence. L’autre grand absent de l’affaire Mila : l’Observatoire de la laïcité. Le silence de son président, Jean-Louis Bianco, et de son rapporteur général, Nicolas Cadène, interroge à plus d’un titre lorsque l’on sait qu’ils sont chargés depuis des années, aux frais de l’État, de promouvoir la laïcité dans les écoles et les lycées. Prompts à l’autocongratulation lorsqu’il s’agit de vanter des résultats pourtant contredits par tous les rapports sur les violations du principe de laïcité en milieu scolaire, les deux adeptes d’une vision oecuménique de la laïcité sont demeurés muets alors qu’une affaire de blasphème déchirait l’opinion française. Mila aurait-elle dû porter le voile pour trouver grâce aux yeux de l’Observatoire de la laïcité ? Peut-être.
Dans les médias non plus, la détresse de Mila n’a pas autant ému, certains quotidiens ou hebdomadaires nationaux ayant préféré passer son calvaire sous silence ou y voir une énième affaire récupérée par l’extrême droite. Ce sont les mêmes voix qui appellent sans relâche à tolérer tous les écarts d’une jeunesse biberonnée à un islam aux relents identitaires qui se refusent à tolérer le moindre écart de langage de Mila. Au prétexte qu’une condamnation ferme du lynchage de la jeune fille puisse éventuellement déboucher sur un amalgame raciste que personne ne fait, ces esprits étroits ferment les yeux sur les propos ouvertement racistes qui lui ont été adressés : « Sale Blanche », « sale Française ». Au diable la lutte contre le sexisme et l’homophobie, se disent-ils, que Mila soit traitée de « sale gouine » et menacée de viol passe après le risque de vexer les musulmans. Une inversion des valeurs nauséabonde qui risque de se payer cher à l’avenir, au prix de dizaines de Mila.
Comment ne pas s’interroger sur l’avenir de la liberté de conscience et de son corollaire, la liberté d’expression, lorsqu’un tel écart de la ministre de la Justice ne se solde que par un timide rétropédalage dont il est permis de douter de la bonne foi, vu que Mme Belloubet n’a pas craint d’affirmer au passage que la levée de boucliers que sa déclaration avait suscitée était « ridicule ». Mila est bien plus qu’une enfant qui ne mâche pas ses mots. Elle est le révélateur de la trahison des valeurs républicaines par une grande partie des élites. Ses mots n’étaient pas seulement légaux, ils étaient remplis de bon sens. Mila répondait à ceux qui disent tous les jours qu’ils tueront et violeront toute personne qui dénonce la violence de leur idéologie. Mila a dénoncé un livre qui promet la mort à ceux qui sont libres comme elle ; elle a refusé de se soumettre aux injonctions à couvrir d’un voile de respectabilité la portion congrue de l’islam. Par ses mots courageux et probes, elle a réussi à faire la démonstration de la véracité de son discours
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La jeune youtubeuse Mila a été lâchée par presque toute la gauche du spectre politique.