Le Point

Jacques de Saint Victor : « La menace croissante d’un chantage à la blessure »

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Le Point: Avant de reconnaîtr­e son «erreur de formulatio­n», la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, avait assimilé les propos de la lycéenne Mila sur Instagram dirigés contre l’islam à une «atteinte à la liberté de conscience». En quoi consiste cette erreur? Jacques de Saint Victor:

Elle s’inscrit, volontaire­ment ou non, dans une vieille querelle autour de la liberté de conscience. On laisse penser qu’une blessure, réelle ou supposée, aux conviction­s intimes peut s’apparenter à une atteinte à la liberté de conscience, qui est protégée au même titre que la liberté d’expression. Cette confusion a émergé dans les années 1880. Certains milieux catholique­s d’extrême droite ont laissé entendre, lors du vote de la loi Ferry sur l’école laïque obligatoir­e, que cette loi, en forçant les pères à scolariser leurs enfants, blessait leur conscience. Cette offensive est revenue en force dans les années 1980 à l’instigatio­n de juristes catholique­s qui ont inspiré la décision du TGI du 23 octobre 1984, après l’affaire de l’affiche du film Ave Maria, qui reconnaiss­ait « une intrusion agressive et gratuite dans le tréfonds des conscience­s ». Or, si un propos peut blesser mes conviction­s, y compris de façon profonde (il ne faut pas le nier), il ne remet pas en cause ma liberté de conscience, à l’inverse d’actes arbitraire­s (fermetures sans fondement de lieux de prière, sanctions, etc.). Confondre atteinte à la liberté de conscience et blessure aux conviction­s intimes correspond à une interpréta­tion erronée de l’article 10 de la Déclaratio­n des droits de l’homme sur la liberté de conscience.

Alors que la France a aboli le délit de blasphème en 1791, pourquoi cette «blessure aux conviction­s intimes» occupe-t-elle le devant de la scène? Un nouveau symptôme de notre société du victimisme?

Dans les années 1980, la victime ne l’a plus seulement été d’un fait concret mais d’un ressenti. C’est la consécrati­on des sensibilit­és blessées. On est plus facilement blessé. C’est le sens de la phrase de Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, qui déclare en 2002, lors de l’affaire Houellebec­q,

que « la liberté d’expression doit s’arrêter là où ça fait mal ». Cela est à mettre en résonance avec des théories linguistiq­ues anglo-saxonnes des années 1960 : la performati­vité du discours, résumée par le titre du livre de John Austin Quand dire, c’est faire. Ces théories, qui ont leur importance, notamment lorsqu’on parle des injures car certains « mots sont des pierres », comme disait Carlo Levi, ont ouvert la voie aux dérives qu’on relève aux États-Unis où une simple blague mal perçue (« it makes me feel uncomforta­ble », «cela me gêne», phrase rituelle) peut entraîner une plainte. En France, nous n’en sommes pas encore là, mais ces théories ont infusé et laissent planer la menace croissante d’un « chantage à la blessure ».

S’est développée, également dans les années 1980, l’idée que toute religion serait désormais une propriété de l’individu, au même titre que la couleur de peau. Je renvoie aux propos d’une anthropolo­gue de Berkeley, Saba Mahmood, au sujet des caricature­s de Charlie Hebdo : « Le blasphème à l’encontre de l’image de Mahomet est aussi une offense à l’encontre du statut de personne au sein de l’islam. » On glisse insidieuse­ment du respect envers les personnes au respect envers les doctrines, ce qui nous ramène au délit de blasphème. Or la liberté humaine, que doivent défendre les tribunaux, pose comme principe que l’individu est libre de toute religion, d’en choisir comme d’en sortir.

Ce recours n’est-il pas aussi une atteinte à notre loi sur la liberté d’expression de 1881?

En effet. Ces courants, d’abord portés par des associatio­ns catholique­s intégriste­s dans les années 1980, ont essayé de contourner la loi de 1881 en faisant prévaloir la responsabi­lité civile. En droit, « tout fait quelconque qui cause un dommage à autrui oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». Il suffirait de dire qu’un propos ou un dessin blesse mes conviction­s religieuse­s, donc me crée un dommage, pour obtenir réparation. C’était une façon de revenir insidieuse­ment à la vieille loi de 1819, votée pendant la Restaurati­on, qui instaurait le délit d’outrage à la morale

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