Cologne et Mila, même combat
Selon l’essayiste, les pudeurs d’une certaine gauche ne voulant pas « faire le jeu de l’extrême droite » sont aussi stupides que contre-productives.
Aux premiers jours de 2016, j’ai reçu trois messages de trois amies vivant dans trois pays d’Afrique du Nord – la Tunisie, le Maroc et l’Égypte. En des termes différents et à quelques heures d’intervalle, toutes se désolaient de ce que « leurs » hommes infligeaient à « mes » pays. Elles faisaient référence à la vague de violences sexuelles que venaient de subir des milliers de femmes dans plusieurs villes européennes, avec des suspects très majoritairement décrits comme Nord-Africains. La plus massive avait eu lieu à Cologne, en Allemagne : pour une seule nuit de la Saint-Sylvestre, on comptabilisera autant de plaintes que pour un trimestre de 2015.
Quand ces mails sont apparus dans ma messagerie, l’information n’avait été «officiellement » relayée nulle part. Il y avait bien eu des témoignages sur les réseaux sociaux, mais dans les rédactions en général et dans celles roulant à gauche en particulier, on se rongeait les doigts jusqu’au coude. Il en allait de ces informations radioactives qu’on touche aux risques et périls de faire le « jeu de l’extrême droite ». Cette hésitation, pour parler poliment, on apprendra qu’elle avait été partagée par la police de Cologne – au matin du 1er janvier, elle indiquait que la nuit s’était déroulée « paisiblement » – et même par des victimes n’ayant pas voulu porter plainte dans un premier temps pour ne pas être considérées comme « racistes ».
Une anecdote, même en trois exemplaires, n’est pas une donnée, mais j’ai du mal à concevoir que mes amies, ellesmêmes arabes, aient pu être racistes selon la définition conventionnelle du phénomène – une attitude de haine et de rejet exprimée à l’encontre de groupes ethniques considérés comme inférieurs. Elles avaient simplement reconnu dans les comportements des agresseurs de Cologne et d’ailleurs ce à quoi elles avaient déjà été confrontées. Un fléau qui n’est d’ailleurs ni le propre d’un pays ou d’une population: rassemblez de jeunes hommes dans des endroits à forte promiscuité et les violences, notamment sexuelles, exploseront. «Toute femme croisant le chemin de jeunes racailles ivres de testostérone sans presser le pas (…) est zoologiquement folle. Le garçon est un animal dangereux », écrit Lionel Shriver. Reste que le cocktail devient d’autant plus détonant lorsqu’il est alimenté par une idéologie religieuse littéraliste voulant organiser la société selon des normes édictées par des Bédouins belliqueux du VIIe siècle et assimilant une femme arpentant l’espace public à un corps offert à tout le monde.
Voilà ce qu’avaient en tête mes amies. Ce que « leurs » hommes infligeaient à « mes » pays, c’était un grand bond en arrière vers un contexte social qu’elles voulaient voir à jamais remisé dans les oubliettes de l’Histoire. Sur les mêmes étagères où l’on range le supplice de la roue ou les contrats scellés par un crachat dans la main. Un anachronisme que d’aucuns ont le culot de qualifier de « culture musulmane » sans voir qu’ils ne font là que l’identifier aux préférences de ses membres les plus conservateurs, les plus intolérants, les plus violents. Parce qu’ils en ont peur et, à l’instar des chimpanzés émettant ce grognement-halètement typique de la soumission pour ne pas se faire passer à tabac, se disent que s’asseoir sur l’exigence d’universalité des droits fondamentaux leur laissera la vie sauve. Tant pis si cela condamne à mort tous les musulmans et ex-musulmans souhaitant, comme eux, jouir des fruits de la modernité offerts par une victoire (toujours provisoire) des Lumières sur l’obscurantisme.
Aujourd’hui, pour avoir blasphémé l’islam en réaction à un harcèlement sexuel, la jeune Mila est forcée à l’exil scolaire. Face à ce Cologne numérique, il y a encore de quoi relativiser : si cette lesbienne athée avait été de « culture musulmane », elle n’aurait même pas osé l’ouvrir. Tout cela parce que, depuis des décennies, de soi-disant grands humanistes souffrent à l’idée de « faire le jeu de l’extrême droite », sans comprendre que la seule issue à peu près certaine de cette stratégie sera de lui dérouler un tapis rouge sang
■ *Dernier livre paru : Comment l’amour empoisonne les femmes
(Anne Carrière).