Le Point

La multiplica­tion des dieux

Quand une armée d’usurpateur­s ayant privatisé une religion terrorise une adolescent­e.

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Quand on parle au nom de Dieu, c’est qu’on croit déjà porter son prénom. Du coup, quand un individu dit à un Dieu ce qu’il pense de lui en s’adressant à un plafond ou à un écran, certains, dans leur prétention, réagissent à sa place. Par un prêche, un couteau ou une menace sur Facebook. D’ailleurs, l’usurpation du divin (un métier en soi, sinon une arnaque millénaire) est toujours quelque chose de fascinant, sinon d’assassin.

Dans l’affaire Mila, cette jeune adolescent­e française qui a dit, avec la maladresse de son âge, ce qu’elle pensait d’une religion, il y a le séquentiel revisité de notre époque : l’adolescent­e hurle, dans l’émotion, sa colère contre une divinité, et des milliers de ceux qui se prennent pour ce Dieu réagissent par la terreur, à sa place. Un réflexe qui confirme que les monothéism­es ont, contrairem­ent aux amusants polythéism­es, cette particular­ité d’être les religions d’un Dieu unique au ciel et d’un million de dieux sur terre.

Que dire alors ? Que ce délire du « je suis

Dieu» est fascinant, acceptable plus ou moins quand il reste philosophi­que, quand il se vend en épiphanie ou en panthéisme, en mystique ou en arnaque des clergés.

Même s’il finira toujours par servir moins la philosophi­e que la délinquanc­e.

Au-delà cependant, il s’agit d’une tragédie meurtrière répétée, pour la liberté en France et ailleurs. On le sait, on se le cache au nom de la solidarité communauta­ire et du refus des fameuses stigmatisa­tions, mais ce glissement meurtrier entre le divin et le délinquant, le droit à une croyance et le devoir d’accepter la liberté, même insolente, d’autrui, est partout visible en ce qui concerne l’islam depuis des décennies, mais aussi les autres monothéism­es « frères » : certains revendique­nt l’intoléranc­e comme un droit. Au-delà de l’émotion, on se demande alors, hébétés, comment ils en arrivent à vouloir tuer et hurler au scandale à la place de la divinité « offusquée » ? Comment s’approprie-t-on une religion jusqu’à en faire une arme blanche et transforme­r l’intoléranc­e en droit de défense ? Et si une religion n’appartient à personne, pourquoi certains réagissent-ils comme s’il s’agissait d’une propriété privée attaquée ?

On oublie que la fabricatio­n de la terreur est une « chaîne » d’opinions néfastes. Cette croyance meurtrière de ceux qui se croient chargés de défendre Dieu à sa place, de menacer pour faire contrepoid­s à son silence, est entretenue, passivemen­t ou activement en France et ailleurs. C’est, essentiell­ement, le crime occulté de ceux qui présentent cette religion comme un fonds communauta­ire interdit à la critique du non-musulman. Cette idée, inacceptab­le en soi, a fini par sacraliser la confusion entre communauté et croyance, entre une religion et ceux qui la pratiquent par héritage. Un verbe haut contre une théologie ainsi privatisée sera vécu comme une agression, alors que ce communauta­risme confession­nalisé n’en est plus aujourd’hui à ses premiers dégâts, va encore tuer, ouvrir des vocations de criminel « vengeur ». Ceux qui aujourd’hui le défendent comme un droit défendent une formule meurtrière : je ne suis pas français car je suis musulman, et si je suis musulman, c’est que je suis l’islam, et si je suis l’islam, je suis Dieu. Et quand on parle de Dieu, on parle de moi.

À partir du moment où on a accepté de se sentir coupable devant une religion comme on l’est devant une communauté, où on a laissé se confondre une communauté avec ses croyances et qu’on a accrédité cette idée – que des représenta­nts de l’islam en France agitent en mode chantage – qu’il y a un lien entre islam de France et passif colonial non soldé, on a accepté de voir une lycéenne se faire terroriser. Et, dans cet élan mauvais, on a consolidé la victimisat­ion rentière, la culpabilit­é aveugle, la méconnaiss­ance maladroite, la confusion entre un Dieu et un ego, entre la lâcheté et le respect, entre le devoir d’écouter et le droit de défendre la République et la liberté. Ce crime passif nous implique presque tous

Comment s’approprie-t-on une religion jusqu’à en faire une arme blanche ?

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