Le Point

Gary Shteyngart : « Je préférerai­s un Emmy Award au prix Nobel de littératur­e ! »

Pour son nouveau roman, l’écrivain le plus drôle d’Amérique a traversé son pays en bus. Choses vues.

- PAR SOPHIE PUJAS

Barry Cohen est à la tête d’un fonds spéculatif de 2,4 milliards de dollars, possède une collection de montres hors de prix et sirote du whisky à quelques dizaines de milliers de dollars la bouteille. Mais la vie du héros du dernier roman de Gary Shteyngart – Lake Success – part complèteme­nt en vrille. À tel point qu’il s’embarque dans un voyage en bus d’est en ouest, de New York au Nouveau-Mexique. Il laisse derrière lui sa femme, leur fils autiste et leur armée de domestique­s. À la poursuite d’un fantasme vieux comme le monde : retrouver son premier amour.

Un roadtrip que Gary Shteyngart a lui-même effectué, écrivant son roman le soir dans des motels douteux, à la veille de l’élection présidenti­elle américaine de 2016. Et pourtant, au départ, il avait choisi un héros venu du monde de la finance pour pouvoir encore écrire sur New York, la ville où ce fils d’émigrés russes a débarqué à l’âge de 7 ans, en 1979.

Les banquiers n’en sont-ils pas devenus les derniers habitants ? Lui-même y passe pourtant une partie de l’année. « Habiter New York, c’est désormais comme vivre à Disneyland, avoue-t-il. J’ai grandi dans cette ville dans les années 1980, elle était effrayante, vivante, passionnan­te ! Maintenant, elle est d’un ennui sans nom : on y trouve les mêmes banques, les mêmes pharmacies partout et, le pire, ce sont ces panneaux électroniq­ues qui citent des auteurs comme Bukowski. Pouvez-vous imaginer un truc plus triste que de devoir chercher l’inspiratio­n en regardant un panneau électrique géant ? La vraie vie s’est retirée de la ville. »

La vie… c’est pour la faire rejaillir qu’il a donc dû jeter Barry sur les routes. Et il a découvert une autre Amérique. Celle des laissés-pour-compte et du ressentime­nt. Celle qui s’apprêtait à voter Trump. « Je suis

« Il pouvait capituler, se soumettre (…), mais il ne permettrai­t jamais qu’on fasse du mal à ses montres. »

« Lake Success »

monté dans ce bus convaincu que Trump ne pouvait en aucun cas devenir président. J’avais changé d’avis à la fin de mon voyage. Les Américains des villes devraient en sortir de temps à autre. » Féroce, il règle ses comptes au rêve américain, à cet idéal du self-made-man, dont Barry est un exemple bien piteux. «L’Amérique est morte, elle a fait son temps ! Il n’y a plus aucune mobilité sociale en Amérique. À moins d’une immense révolution, la prochaine génération sera plus pauvre que celle d’aujourd’hui. » Mais les vieux mythes ont la peau dure, constate-t-il. «Les Américains ne savent jamais où se trouve leur intérêt. Nous avons tellement confiance en nous que nous sommes capables d’être contre les taxes sur les milliardai­res parce que nous nous imaginons que nous rejoindron­s un jour leurs rangs.» Et de sourire: « En Amérique, être pauvre, c’est vu comme un échec moral. Le signe que vous avez forcément fait quelque chose de pas très net, et que Jésus a une raison de vous détester. »

Et pourtant, chez lui, les super-riches ne font pas rêver. « Des Barry, j’en ai rencontré des dizaines ! Ils menaient tous une vie très ennuyeuse, avaient des relations catastroph­iques avec leurs proches et une existence circonscri­te, entre leurs clubs, leurs tournois de golf, leurs parties de poker. » Pas de rédemption au programme pour Barry – Shteyngart n’y croit pas. On ne s’étonnera pas qu’il ait participé à l’écriture de la série Succession, visible sur HBO, satire aussi cinglante que brillante et savoureuse d’une dynastie de magnats des médias…

Datas et séries. Justement, quid des séries, ce nouvel eldorado pour les auteurs ? L’adaptation de Lake Success – avec Jake Gyllenhaal dans le rôle de Barry Cohen – vient d’être tournée. Gary Shteyngart a participé à son écriture aux côtés du scénariste Tom Spezialy (scénariste de The Leftovers et producteur de Watchmen), avec qui il partage également le titre de showrunner (« producteur exécutif ») pour le projet. « Bien sûr que je préférerai­s un Emmy Award au prix Nobel de littératur­e, lance-t-il. Les séries ont volé la structure narrative du roman. C’est passif, facile et vous obtenez la dose de fiction dont nous avons tous besoin. Même moi, je trouve difficile de lire un livre de 300 pages du début à la fin, moi qui le faisais auparavant en deux jours ! Le numérique a rendu notre monde vibrant, et nous sommes constammen­t en train de chercher le shoot de dopamine. Aux États-Unis, les gens adorent écrire et détestent lire. Il y a plus d’écrivains que de lecteurs. » Dans le roman d’anticipati­on Super triste histoire d’amour (L’Olivier, 2012, et disponible chez « Points »), il imaginait un monde qui est devenu le nôtre, régi par les datas, où chacun sait tout sur son voisin. Dans lequel, aussi, les livres étaient vus comme des objets suspects, inutiles et porteurs de germes. « On a parlé de l’adapter en série, mais c’était trop tard : tout était devenu très réaliste », s’amuse l’écrivain. Néanmoins, on espère bien se délecter encore un bon moment des livres acides, pétillants et désespérés de Gary Shteyngart

Lake Success, de Gary Shteyngart. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Roques (Éditions de l’Olivier, 384 p., 24 €).

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« American way of life ». Soixante-treize ans après Henry Miller et son « Cauchemar climatisé », Gary Shteyngart part à la découverte de l’Amérique.

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