Le Point

Comment BlackRock a remplacé Rothschild dans le rôle de bouc émissaire

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Le vrai débat va commencer : lapidation, bûcher, supplice de la roue ou ébouillant­ement ? Le gestionnai­re d’actifs américain BlackRock est officielle­ment le nouveau bouc émissaire français. Après les diatribes complotist­es venues du Rassemblem­ent national, de la France insoumise et même du Parti socialiste, il y eut une tentative d’envahissem­ent de ses locaux parisiens par la CGT et SUD début janvier. Cette fois-ci, ce sont des militants se disant écologiste­s qui ont saccagé ses bureaux, en profitant pour inscrire sur les murs des slogans aussi profonds que « BlackRock

assassins » ou « il n’y a pas d’écologie libérale ».

On pourrait rire de tout cela. Car être anticapita­liste n’empêche pas de travailler un petit peu : BlackRock est certes un géant de la gestion d’actifs mais, dans le monde de la finance – qui ne compte pas que des anges –, il ferait plutôt figure de Bisounours, avec son engagement sur le développem­ent durable. Si nos amis d’extrême gauche cherchent de vrais pirates de la finance, il est facile de leur en présenter. On pourrait aussi se gausser du slogan « il n’y a pas

d’écologie libérale », tant son inverse, l’écologie collectivi­ste, a fait ses preuves avec Tchernobyl ou l’assèchemen­t de la mer d’Aral qui, comme on le sait, sont le fruit de la course aux profits boursiers… Et dire qu’on se remettait à peine de la gentille blague précédente sur BlackRock… La société aurait, selon nos Torquemada du dimanche, rédigé en sous-main la réforme des retraites. Pas de chance, l’américain est un nain de l’épargne-retraite sur le marché français, loin derrière des entreprise­s nationales que personne n’a accusées... Cet étalage d’inculture économique pourrait étonner mais est en réalité d’une grande banalité.

On apprend à la lecture du formidable livre du philosophe et anthropolo­gue René Girard intitulé Le Bouc émissaire (1) que les faits ne comptent pas dans ces cas là : « La foule, par définition, cherche l’action mais elle ne peut pas agir sur les causes naturelles. Elle cherche donc une cause accessible et qui assouvisse son appétit de violence. »

Étudiant les « stéréotype­s de la persécutio­n », Girard note que celle-ci répond à des crimes récurrents – qu’ils soient réels ou imaginaire­s – comme l’inceste, le parricide ou l’empoisonne­ment, mais que ce critère n’est pas indispensa­ble.

Étrangère, réputée riche, BlackRock correspond bien aux « signes de sélection victimaire » recensés par René Girard depuis Sophocle.

La rage des foules se contente souvent de « l’appartenan­ce des victimes à certaines catégories particuliè­rement exposées à la persécutio­n. » Girard évoque les minorités ethniques ou religieuse­s – les juifs sont souvent les premiers visés – et les handicapés, mais précise qu’à « la marginalit­é des miséreux, ou marginalit­é du dehors, il faut ajouter une seconde, la marginalit­é du dedans, celle des riches et des puissants. »

Girard étudie sous cet angle le mythe d’OEdipe chez Sophocle dans OEdipe roi. Celui-ci doit être chassé car la peste ravage Thèbes, et qu’il est préposé à la sanction, ayant tué son père et épousé sa mère... Le coupable désigné

présente de surcroît tous les « signes victimaire­s » : « Il y a d’abord l’infirmité : OEdipe boite. Ce héros d’autre part est arrivé à Thèbes inconnu de tous, étranger en fait sinon en droit. Finalement, il est fils de roi et roi lui-même, héritier légitime de Laios. Comme tant d’autres personnage­s mythiques, OEdipe s’arrange pour cumuler la marginalit­é du dehors et la marginalit­é du dedans. Comme Ulysse à la fin de l’“Odyssée”, il est tantôt étranger et mendiant, tantôt monarque tout-puissant. » BlackRock, comme réincarnat­ion du mythe oedipien ? Il s’agit d’une entreprise étrangère (Girard cite d’ailleurs l’antiaméric­anisme dans ses « signes

de sélection victimaire ») réputée tentaculai­re – donc difforme ?

– et surtout riche (près de 7 500 milliards de dollars sous gestion)... « Le moindre regard sur l’histoire universell­e révèle que les risques de mort violente aux mains d’une foule déchaînée sont statistiqu­ement plus élevés pour les privilégié­s que pour toute autre catégorie », poursuit Girard.

Le gestionnai­re d’actifs new-yorkais a tout pour lui.

Il a – pour l’instant – remplacé dans les slogans bileux le suspect habituel Rothschild, accusé de tout et n’importe quoi ces derniers temps, que ce soit pour s’en prendre à Emmanuel Macron ou pour des motifs moins avouables. Quoi qu’il en soit, le bouc émissaire nouveau est arrivé. Le mécanisme, lui, est antédiluvi­en. « Ce que je condamne c’est BlackRock », a dit sur France Inter Julien Bayou, secrétaire national d’Europe Ecologie les Verts, concédant à peine que les dégradatio­ns dans les locaux du gestionnai­re d’actifs américain étaient

« idiotes ». Sait-il qu’il est en train de rejouer du Sophocle ? Étienne Gernelle

■ 1. Grasset, 1988.

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