Le Point

Éditoriaux : Luc de Barochez, Nicolas Baverez, Pierre-Antoine Delhommais

La démission de la dauphine d’Angela Merkel est le symptôme d’une profonde crise de la démocratie allemande, dont on aurait tort de se réjouir.

- Par Luc de Barochez

Il ne fait pas bon être l’héritier d’Angela Merkel. Depuis bientôt quinze ans qu’elle est au pouvoir, tous ceux qui ont brigué sa succession, ou qui ont cru être adoubés par la chancelièr­e, ont fini dans les oubliettes de l’histoire – ou en exil à Bruxelles, comme la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.

La dernière dauphine en date, Annegret Kramp-Karrenbaue­r (« AKK »), avait l’avantage d’avoir été désignée expresséme­nt par la cheffe du gouverneme­nt. Celle-ci lui avait cédé, il y a quinze mois, la présidence de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), le plus grand parti allemand, et l’avait nommée ministre de la Défense, en attendant de lui confier son fauteuil l’an prochain.

Las ! AKK vient de jeter l’éponge. Elle a été emportée par le maelström soulevé par la rupture, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, du « cordon sanitaire » censé empêcher l’extrême droite d’accéder au pouvoir. Le tabou a été brisé par les élus du parlement du Land de Thuringe, dans l’ex-RDA, qui ont élu un président de région libéral avec les voix mêlées du centre droit et de l’extrême droite. Sitôt élu, celui-ci a annoncé sa démission devant la vague d’indignatio­n qui a submergé la classe politique et médiatique nationale. Mais le mal était fait.

L’épisode est triplement important pour les partenaire­s de l’Allemagne. D’abord, il montre une fois de plus le potentiel destructeu­r, pour un grand parti de centre droit, de tout rapprochem­ent, même de circonstan­ce, avec les nationaux-populistes. Ceux-ci, toujours, tirent les marrons du feu. Ni AKK ni Merkel n’ont su résoudre la contradict­ion interne qui mine leur parti depuis l’émergence en 2013, à la droite de celui-ci, d’une « Alternativ­e pour l’Allemagne » (AfD). Une partie de la CDU, surtout dans l’est du pays, est tentée de reprendre à son compte des thèmes porteurs du populisme, autour de la lutte contre l’immigratio­n musulmane, de l’euroscepti­cisme, de la préservati­on d’une identité allemande qui serait menacée par la mondialisa­tion. La majorité du parti entend, à l’inverse, s’en distancer, afin de maintenir son leadership sur les électeurs centristes qui détiennent la clé des prochains scrutins. Résultat, la CDU se déchire et son incapacité à tracer une ligne claire ne cesse de l’affaiblir.

Ensuite, l’incident témoigne de l’effacement progressif des partis modérés qui ont dominé la vie politique de l’après-guerre dans la République fédérale. Les chrétiens-démocrates, sociaux-démocrates et libéraux sont à la peine face à une offre politique

Le fractionne­ment du paysage politique sape les institutio­ns démocratiq­ues de la République fédérale.

nouvelle et plus radicale, incarnée par les Verts et Die Linke à gauche et l’AfD à droite. Le fractionne­ment du paysage politique qui en résulte complique la formation de majorités stables et, au final, sape les institutio­ns démocratiq­ues de la République fédérale. Ainsi, à la diète de Thuringe où ni la gauche ni la droite modérée n’ont de majorité, les élus d’extrême droite ont pu jouer les faiseurs de rois. Tous les sondages indiquent que la tendance à la fragmentat­ion va en s’accentuant, y compris au niveau fédéral. L’Allemagne est menacée de devenir ingouverna­ble.

Enfin, le contretemp­s prouve que Merkel a échoué à organiser sa succession à la tête de la principale économie de la zone euro. Au bout de quatre mandats successifs, la « chancelièr­e éternelle », comme l’appellent les Allemands, est encore la clé de voûte de la grande coalition gauche-droite au pouvoir à Berlin. Elle a prévenu qu’elle ne se représente­rait pas aux prochaines élections, prévues en septembre 2021. Mais le passage de relais risque d’être plus chaotique que prévu. Maintenant que sa dauphine a renoncé, les appétits s’aiguisent dans le parti, ce qui pourrait accélérer le calendrier électoral et donc son propre départ.

Ces trois enseigneme­nts de la crise de Thuringe sont tous de mauvais augure pour l’Europe comme pour la France. Ils laissent présager dans les mois qui viennent une Allemagne de plus en plus introverti­e, préoccupée de ses propres problèmes, paralysée politiquem­ent et encore moins à l’écoute de ses voisins que précédemme­nt. La fin de règne de l’inamovible chancelièr­e est plus pénible que beaucoup ne l’imaginaien­t. Et ceux qui, à Paris, ont cru bon de se réjouir de l’éviction d’AKK, qui était jugée rugueuse et provincial­e, risquent fort de connaître de nouvelles désillusio­ns quand l’Allemagne, enfin, aura trouvé le véritable successeur d’Angela Merkel

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« Personnell­ement, je déconseill­e l’huile bouillante. »

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