Le Point

Eve Szeftel : « La loi des cités appliquée à la politique »

Dans « Le Maire et les barbares » (Albin Michel), la journalist­e livre le fruit de son enquête sur les méthodes de Jean-Christophe Lagarde et de ses proches en Seine-Saint-Denis.

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Tout commence par un tract placardé à Bobigny la nuit du 3 au 4 juin 2014 dénonçant des liens entre la municipali­té et le « gang des barbares », cette vingtaine de jeunes qui avaient séquestré et tué Ilan Halimi. Ève Szeftel, journalist­e de l’AFP, vient de prendre ses fonctions dans le bureau de la ville et ne le prend pas tout de suite au sérieux. Mais au fil de ses rencontres, elle tire au clair l’histoire et mène une enquête implacable sur la manière dont le député (UDI) Jean-Christophe Lagarde a délogé les communiste­s qui régnaient ici depuis un siècle. Son livre décrit comment, selon elle, a été instauré un clientélis­me électoral à l’égard des voyous et des islamistes, un système érigé pour servir des ambitions personnell­es. Un pacte avec des «barbares ». Entretien

■ de Drancy. Dans la foulée, il devient député de SeineSaint-Denis, mais c’est une victoire fragile : il gagne à 22 voix près. Pour élargir sa base électorale, il doit faire basculer Bobigny à droite. Sauf que la ville-préfecture, communiste depuis un siècle, est bien en main. Il va alors employer les grands moyens. Il se choisit des alliés et des agents électoraux pour prendre la mairie, mais aussi la présidence de l’UDI, qui pourrait l’aider dans ses ambitions nationales. Pour cela, il va s’adresser à des jeunes de cités de Bobigny, et tout particuliè­rement de la cité Paul-Éluard, la plus grosse cité de la ville – et aussi la plus criminogèn­e.

Vous désignez Jean-Christophe Lagarde comme bénéficiai­re d’un vaste système de clientélis­me, il n’est pourtant pas impliqué à Bobigny…

En effet, mais il s’appuie sur son entourage, des personnes qui travaillen­t pour lui à Bobigny. Notamment trois fidèles : Christian Bartholmé, son directeur adjoint de cabinet à Drancy, et deux assistants parlementa­ires : Kianoush Moghadam, figure de la cité Paul-Éluard, et Abdeslam Berrouane, membre de l’Associatio­n des musulmans de Bobigny. Tous trois obtiendron­t des postes clés une fois la mairie de Bobigny conquise en 2014. Comme je le montre dans mon livre, le maire en titre n’a aucun pouvoir, c’est ce triumvirat qui dirige la ville en toute opacité : embauches, promotions, logements, marchés…

Quelles sont les méthodes employées ?

Entre 2010 et 2014, Jean-Christophe Lagarde distribue aux associatio­ns de la ville pas loin de 400 000 euros de sa réserve parlementa­ire, qui existait encore à l’époque. Plus de la moitié de cet argent est octroyé à des associatio­nscommunau­tairesdont­certaines sont des coquilles vides sans activité réelle… Il alloue ainsi 80000 euros à l’associatio­n culturelle des musulmans de Bobigny, qui atterrisse­nt sur les comptes de l’associatio­n cultuelle. Cela revient à financer directemen­t la mosquée, ce que le député dit avoir ignoré à l’époque. Il finance aussi la communauté juive pour rallier son soutien. Ce que montre mon enquête, c’est que la conquête électorale de 2014 se fait aussi et surtout par la violence : c’est là que le pacte avec les caïds locaux prend tout son sens. J’ai recueilli de nombreux témoignage­s, et ce qui s’est passé est effarant : des opposants passés à tabac, des pressions sur les électeurs y compris le jour du vote… C’est la loi des cités appliquée à la politique. La démocratie aux mains des voyous.

Vous évoquez également des liens étroits avec la mouvance décolonial­e…

Les « décoloniau­x » rêvent de faire de Bobigny le laboratoir­e de la conquête du pouvoir par les « indigènes » et ils trouvent en Jean-Christophe Lagarde un allié. Une militante du Parti des Indigènes de la République raconte comment il a fait un triomphe lors d’un meeting à Bobigny, en flattant le désir de reconnaiss­ance des enfants d’immigrés et en jouant sur le registre de l’émancipati­on et de la décolonisa­tion d’un pouvoir blanc, identifié à la gauche laïque. C’est ainsi qu’il a réussi à faire voter non seulement les pavillons mais aussi, pour la première fois, les grands ensembles. Pour imposer son agenda multicultu­raliste, la mouvance décolonial­e s’est aussi appuyée sur un cabinet de conseil, Studio Praxis, qui a effectué plusieurs missions pour l’équipe UDI. Ses fondateurs ont été formés aux États-Unis qui, depuis les émeutes de 2005, cherchent à dresser les musulmans contre la République laïque. Entre les deux tours, Studio Praxis a tourné une vidéo accréditan­t l’idée que les communiste­s étaient islamophob­es, puis ils furent appelés pour éteindre la crise causée par la révélation des liens entre l’équipe municipale et le « gang des barbares ».

Quels sont ces liens ?

C’est le pacte dans le pacte que révèle mon livre. Pour conquérir Bobigny, l’UDI s’est appuyée sur les intimes de Jean-Christophe Soumbou, membre du « gang des barbares » condamné à dix-huit ans de prison pour son rôle dans l’enlèvement d’Ilan Halimi. Sa femme, qui est aussi la mère de ses deux enfants conçus pendant sa détention, Lynda Benakouche, a ellemême été condamnée pour de graves violences en 2005. Malgré ce passif, on la retrouve comme égérie de l’affiche officielle de la liste « Rendez-nous Bobigny », posant au premier plan avec un voile islamique. Le message que l’on veut faire passer : l’équipe UDI est « protégée » par la voyoucrati­e. Elle est aussi la mieux placée pour défendre les intérêts des musulmans. Après la victoire, Lynda Benakouche a été promue « chargée de mission politiques urbaines et sociales » à la mairie. On retrouve d’autres proches de Soumbou au pouvoir ou dans l’orbite municipale, comme lui issus de la cité PaulÉluard. À commencer par Kianoush Moghadam, qui se targue d’être son meilleur ami et le protecteur de sa femme. Utiliser le pouvoir acquis à Bobigny pour faciliter la libération anticipée de leur « pote » Soumbou était un de leurs objectifs et je raconte comment ils y sont parvenus.

Jean-Christophe Lagarde la connaissai­t-il ?

Lorsqu’en juin 2014 un tract distribué à Bobigny a révélé que Benakouche était la femme de Soumbou ainsi que son passé judiciaire, Jean-Christophe Lagarde a déclaré : « Je ne suis ni le maire ni le DRH de Bobigny. » « Lynda Benakouche ? Je l’ai vue peut-être deux fois dans ma vie. » Dont acte, mais le député centriste a bien utilisé sa réserve parlementa­ire pour financer son associatio­n d’aide aux devoirs avant les municipale­s. Mme Benakouche est en outre logée dans le parc HLM de Drancy, ville dont Jean-Christophe Lagarde était maire quand elle a obtenu l’appartemen­t. Il a depuis cédé son fauteuil à sa femme, en raison de la loi sur le non-cumul des mandats.

Comment a réagi l’équipe municipale UDI de Bobigny après la publicatio­n du tract ?

L’équipe a fait bloc derrière Lynda Benakouche. Une élue soupçonnée d’être à l’origine du tract a même été menacée de mort ; la scène s’est déroulée

« Les “décoloniau­x” rêvent de faire de Bobigny le laboratoir­e de la conquête du pouvoir par les “indigènes” et trouvent en Jean-Christophe Lagarde un allié. »

la définition de l’antisémiti­sme à l’antisionis­me, main dans la main avec l’UDI Meyer Habib qui, oubliant qu’il est le représenta­nt de la nation, se posait ainsi en défenseur des juifs! Tel Janus, le député de Seine-Saint-Denis a deux visages : l’un pour les médias, l’autre pour les électeurs.

Des employées « trop laïques »

Pour Ouided Ben Hadj [employée municipale, NDLR], l’acharnemen­t dont plusieurs employées communales ont été victimes s’explique aussi par le fait qu’elles sont « peut-être un peu trop laïques ». Elles ne portent pas le voile, fument et s’affirment indépendan­tes, refusant de jouer le jeu de l’« oumma », la communauté des croyants, comme de se plier à la norme religioide­ntitaire qui imprègne les comporteme­nts. En témoignent les formules, de type « salam mon frère » ou «salam ma soeur », fréquemmen­t usitées non seulement à l’oral mais aussi à l’écrit, au sein de l’hôtel de Ville. Exemple d’un échange de mails entre le directeur du Développem­ent territoria­l et de la Prospectiv­e urbaine de Bobigny et le directeur de cabinet [ex-assistants parlementa­ires de Jean-Christophe Lagarde embauchés à Bobigny, NDLR] :

De : Kianoush Moghadam A : Abdeslam Berrouane Date : 12/12/2014

Salam frère, peux-tu m’envoyer vite la fiche de logement de Mme B. STP. Merci beaucoup !!!

PS. J’ai RDV avec JCL a 20 h 30 si tu veux venir ??

Emplois de complaisan­ce

Faute d’être inscrit sur les listes électorale­s, Kamal Moumni, de l’UDMF (Union des démocrates musulmans français), n’avait pas pu figurer sur la liste, mais il a eu une chance au grattage : il a été recruté à un poste de « chef de projet événementi­el », sans même avoir candidaté et moyennant une rémunérati­on «normalemen­t accessible après cinq à sept années d’expérience dans le grade équivalent ». Mais, alors qu’il s’agit d’un poste d’agent de catégorie A, « la commune n’a exigé aucun diplôme ni référence profession­nelle »

 ??  ?? Ève Szeftel, journalist­e à l’AFP, en poste à Bobigny entre 2014 et 2018.
Ève Szeftel, journalist­e à l’AFP, en poste à Bobigny entre 2014 et 2018.
 ??  ?? « Le Maire et les Barbares », d’Ève Szeftel (Albin Michel, 280 p., 19 euros, parution le 19 février).
« Le Maire et les Barbares », d’Ève Szeftel (Albin Michel, 280 p., 19 euros, parution le 19 février).

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