Le Grand Palais, une querelle d’État
L’État va dépenser plus de 400 millions d’euros pour rénover, avant 2024, ce bijou monumental. Une guerre se livre en coulisses pour arrêter cette « folie ».
Au commencement, un boulon. C’était en juin 1993, pendant l’exposition « Design, miroir du siècle » au Grand Palais. Un rivet est tombé de la voûte métallique, haute de 45 mètres, manquant d’atteindre un exposant. Aussitôt, dans l’affolement, des filets de protection sont installés sous la verrière et, après expertise du ministère de la Culture, il est décidé que les expositions « Les Nabis et le décor » et « L’Âme au corps », logées dans les galeries nationales, seront interdites au public. Quelques jours plus tard, c’est finalement l’ensemble du bâtiment qui sera fermé, palais de la Découverte compris. Le ministre d’alors, Jacques Toubon, ne souhaite prendre aucun risque : il a entre les mains un rapport qui pointe, outre la dangerosité de la verrière, la grande fragilité des fondations côté Seine et le mauvais entretien général de l’édifice, presque centenaire.
Ce boulon tombé raconte l’histoire d’un monument plus vaste (72 000 mètres carrés) que le château de Versailles. Bâti en 1897 dans la perspective de l’Exposition universelle de 1900, il a été bombardé à la Libération et promis à la destruction sous André Malraux. Le Grand Palais a abrité des expositions, des Salons du livre, de l’automobile, des Fiac, des Sauts Hermès et des défilés Chanel, et n’a eu de cesse, depuis ce jour de juin 1993, de faire l’objet d’études, de fermetures, de travaux (partiels), de nouvelles études… pour arriver à la conclusion, en 2010, qu’il n’échapperait pas à des travaux de grande ampleur devant être impérativement réalisés avant 2024 – la nef accueillant des épreuves d’escrime et de taekwondo pour les JO. Les visiteurs de l’exposition « Greco », qui vient de s’achever, ignoraient peut-être que la préfecture de police de Paris a émis, il y a plusieurs années, un avis défavorable quant à l’exploitation du monument. Une exploitation rendue possible grâce à une dérogation, accordée en 2014, qui engage pénalement la direction du Grand Palais en cas d’accident.
■
Trente ans, donc, que l’État se place au chevet ■ de ce bijou national. En a-t-il seulement les moyens ? Oui, ont estimé les présidents Sarkozy, Hollande et Macron, qui ont confirmé l’engagement de l’État. L’histoire continue donc, et nous offre aujourd’hui une polémique d’envergure qui se joue essentiellement dans les coulisses du pouvoir, entre l’Élysée, la Rue de Valois, Bercy et dans maints cénacles culturels. Elle porte sur le coût du chantier, qui débutera en décembre 2020, et sur une partie du plan de réaménagement. Le projet, confié à l’architecte en chef des Monuments historiques, François Chatillon, est évalué à 466 millions d’euros. Depuis 2010 et la remise du rapport de Jean-Paul Cluzel, alors directeur du Grand Palais, l’estimation a été revue plusieurs fois à la hausse. Initialement, il fut question de 236 millions, puis de 303, de 436, pour enfin se stabiliser à 466 millions, sans compter les dépassements, inévitables. Outre l’importance de cette somme, la nature et le montage du financement interpellent. À l’exception d’un mécénat exclusif de 25 millions d’euros accordé à Chanel, le financement se fera intégralement sur de l’argent public : un emprunt de 150 millions contracté par la Réunion des musées nationaux-Grand Palais (RMN-GP) et garanti par l’État, 128 millions de subventions du ministère de la Culture (dont 92 au titre de monument historique, l’édifice ayant été classé en 2000) et une dotation de l’État de 160 millions.
Légal ? Un rapport confidentiel de la Cour des comptes, rendu en 2017, révélé par le site La tribune de l’art et que Le Point s’est procuré, émet nombre de réserves quant à la viabilité de l’opération. S’agissant de l’emprunt de 150 millions sur vingt-cinq ans, la Cour parle d’un « engagement risqué » et ajoute que « faire peser sur la RMN-GP un emprunt de 150 millions d’euros constitue assurément un pari sur l’avenir ». Si elle honore cet emprunt, la RMN-GP (accompagnée ici par la banque Lazard) devra s’assurer que « l’exploitation des espaces du Grand palais dégage les recettes escomptées », que « les recettes d’expositions soient également au rendez-vous » et que « le redressement » de l’activité boutique soit vite effectif. Un vrai pari, en effet, pour l’actuel président du Grand Palais, le Belge Chris Dercon, au regard des comptes de l’entreprise, de ses dépenses de structure trop élevées, des « rigidités » (dixit le rapport) de son modèle social, de l’augmentation de sa masse salariale et de ses effectifs, au moins jusqu’en 2015, ce qui n’a pas empêché un important recours à la sous-traitance et à l’externalisation. Interrogé par Le Point, Emmanuel Marcovitch, directeur général délégué de la RMN-GP – et ex de la Cour des comptes –, se veut pourtant confiant et évoque l’existence d’« une nouvelle étude sur le potentiel économique du Grand Palais, qui va augmenter. La Cour reconnaît que c’est un pari sur l’avenir, mais, pour nous, il est très raisonnable ». Les travaux, qui permettront une augmentation de la capacité d’accueil et de l’exploitation commerciale du site, feront s’accroître les recettes.
Concernant la dotation du ministère, la Cour estime que celle-ci devra « s’accompagner d’une très grande modération pour ce qui est du lancement d’autres projets d’investissement un tant soit peu importants dans les cinq prochaines années». Autrement dit, cette opération aura un impact sur la participation du ministère à d’autres chantiers patrimoniaux. «Quand on donne 450 millions pour restaurer le Grand Palais à Paris, que fait-on pour le patrimoine vernaculaire, les petites églises des campagnes, tout le patrimoine industriel et ouvrier qui font vivre nos villages ? » s’emportait Stéphane Bern en 2018. « Ses propos lui ont permis de justifier qu’il avait besoin de moyens pour sa mission, analyse Marcovitch. Sur le moment, ce n’était pas très agréable, mais tout est rentré dans l’ordre. » En effet, il y a peu, Bern a intégré le comité stratégique de la RMN-GP… « J’ai revu mon point de vue, admet-t-il. J’ai compris que ces travaux étaient nécessaires. Si j’ai accepté d’intégrer le comité, c’est parce que je préfère être dedans que dehors et savoir ce qui est fait de cet argent. Cela n’enlève rien à mes convictions ! »
La dotation de l’État de 160 millions, qui s’inscrit dans le Programme d’investissement d’avenir (PIA), comporte, elle aussi, un risque sérieux selon la Cour : « Une interrogation demeure quant à la légalité de ce qui, pour la RMN-GP, revient de facto à une dotation en capital au regard de la législation européenne. (…) S’il apparaissait que la RMN-GP était, du fait de l’importance de ses activités commerciales, une entreprise au sens du droit communautaire applicable aux aides d’État, (…) tout apport de l’État, y compris sa garantie, pourrait être apprécié comme constitutif d’une aide d’État.» En outre, le rapport émet des doutes sur l’origine même de la dotation, le PIA, « qui n’a pas vocation à financer des travaux de rénovation et d’aménagements au profit d’activités qui relèvent de toute évidence de la mission culture ». Là encore, Marcovitch se veut serein, arguant que les 160 millions ne sont pas « une dotation
« On veut en faire un lieu de shopping. C’est contre nature ! », peste un ancien ministre de la Culture.
en capital puisqu’un établissement public n’en a pas. Au regard des règles européennes, il faut pouvoir donner à l’État un retour sur investissement. Or il s’agit, nous concernant, d’une subvention d’investissement. Par ailleurs, le monument appartient à l’État avec des missions dévolues par l’État, sans problématiques de concurrence ».
Pétition. Quid du mécénat ? Pourquoi Sylvie Hubac, présidente du Grand Palais de 2016 à 2018, a-telle privilégié un partenariat exclusif ? Sur les 25 millions d’euros que versera Chanel, la marque obtiendra 60 % de réduction d’impôts, au titre de la loi sur le mécénat, en plus de 25 % d’avantages en nature (l’entrée principale du Grand Palais sera rebaptisée Gabrielle Chanel et la maison conservera le droit exclusif de présenter ses défilés sous la nef). « Pour un monument, 25 millions, c’est historique ! assure Marcovitch. Le précédent record était détenu par Vinci avec 10 millions pour la galerie des Glaces de Versailles. Avec la Ville de Paris, on s’est engagés à solliciter d’autres mécénats pour l’aménagement des abords du palais. » Afin de relier le Grand et le Petit Palais, une piétonnisation ponctuelle de l’avenue Winston-Churchill serait à l’étude, comme celle, définitive, de l’avenue du Général-Eisenhower, qui permettrait d’aller à pied jusqu’au Théâtre du Rond-Point. D’aucuns s’interrogent sur la compatibilité de ce schéma avec la présence du commissariat central du 8e, situé dans une aile du Grand Palais, côté Champs-Élysées, et dont la rénovation avoisinera les 21 millions d’euros.
Si personne ne conteste l’urgence de travaux sur la structure de l’édifice, qui repose, côté Seine, sur 3 400 pieux, et de la verrière, qui prend l’eau par endroits, les opposants au projet pourfendent le « creusement » d’une « rue des Palais » entre la nef et le palais de la Découverte, où seront installés boutiques, auditoriums, librairie, galerie des enfants et café-restaurant. « On veut en faire un lieu de shopping, la fin d’un itinéraire pour les touristes qui auront descendu l’avenue des Champs-Élysées. C’est contre nature ! » peste un ex-ministre de la Culture que ne rassure pas le vocabulaire des promoteurs. Sur différents supports, on peut lire que le lieu ne sera plus seulement celui des happy few mais aussi celui des « happy many » (Jean-Paul
Cluzel), qu’il est « un monument-monde » (Sylvie Hubac), « une multitude à réenchanter » dont il faudra « favoriser les avenirs » (un des architectes, Philippe Madec). L’installation d’une entrée unique concentre aussi des critiques, tout comme la fermeture de salles du palais de la Découverte – une pétition d’opposants, signée par d’éminents scientifiques, est en ligne. Face à la gronde, la fontaine Raoul-Larche du square Jean-Perrin sera finalement maintenue.
Afin de respecter les engagements pris auprès de ses clients durant la période des travaux – et parce que ces derniers rechignent à s’installer à la porte de Versailles –, la RMN-GP va créer un Grand Palais éphémère avec le concours de l’architecte Jean-Michel Wilmotte. À l’origine, cette construction devait être installée aux Invalides ; elle le sera sur le Champ-deMars, non sans controverses. « Ce ne sera pas un nouveau Mur pour la paix ! [conçu en 2000 par Clara Halter et… Wilmotte], peste la maire du 7e arrondissement, Rachida Dati. S’il n’est pas démonté à échéance, je le ferai moi-même.» Inconnu jusqu’ici, le coût de cette installation nous est révélé par Emmanuel Marcovitch : 40 millions d’euros, partagés entre la RMN et le comité d’organisation des JO, Paris 2024 – il refuse toutefois de nous indiquer la quote-part de l’un et de l’autre. « Ce Grand Palais, en bois démontable et recyclable, sera bien éphémère. Nous sommes dans un cadre juridique très précis avec des pénalités fortes si on ne le retire pas après les Jeux paralympiques, rassure-t-il. Il fallait 10000 mètres carrés de plain-pied dans Paris. Le Champs-de-Mars était le plus idéal, le plus iconique. »
Le revirement de Macron. Les premiers engins de chantier feront donc leur apparition à la fin de l’année. Faudra-t-il s’en tenir aux seuls travaux de structure et de mises aux normes qui ramèneraient la facture à un peu moins de 150 millions d’euros ? Ou enfin concevoir le Grand Palais du XXIe siècle ? « J’ai quitté la RMN-GP il y a quatre ans, laissant un projet d’architecte et un plan de financement possibles, confie son ancien président, Jean-Paul Cluzel. Toutes les options étaient ouvertes, aucune dépense significative n’avait encore été engagée. Je suis étonné qu’en quatre ans aucune décision ne semble avoir été prise afin de savoir s’il faut poursuivre, modifier ou arrêter ce projet. » La décision revient, en réalité, au chef de l’État, qui, s’il est concentré sur l’avancée des travaux du château de Villers-Cotterêts, futur musée de la francophonie (200 millions d’euros de travaux), n’ignore rien des polémiques qui entourent l’avenir du monument, situé à quelques mètres de l’Élysée. Peu avant son allocution du 10 décembre 2018, en pleine crise des Gilets jaunes, nombreux sont ceux qui, autour de lui, ont vu dans ce projet l’opportunité de faire des économies et d’alimenter un fonds culturel consacré aux territoires les plus dépourvus. Il ne fera rien de leurs propositions. Un de ses proches nous révèle pourtant que, lorsqu’il était à l’Économie (2014-2016), il avait répété ses réserves à François Hollande et à celle qui était alors sa directrice de cabinet… Sylvie Hubac
■