Le Point

Le mystère des chiens de la Saint-Hubert

Drame. Il y a trois mois, Élisa Pilarski, 29 ans et enceinte, a été mordue à mort. Par son chien ? Une meute de chasse à courre ? Reportage.

- PAR NICOLAS BASTUCK

Le sol est gorgé d’eau, un vent glacé secoue les frondaison­s et, apparemmen­t, il y a du monde en forêt. « En faisant le bois, ce matin, nous avons repéré une quarantain­e de cervidés dans le périmètre », annonce le « valet de limier », parti en éclaireur pour tenter de localiser des animaux. Encerclé par une quinzaine de cavaliers, il donne de la voix pour couvrir les aboiements des chiens, enfermés dans les vans : «Malheureus­ement, avec ce terrain détrempé, les vol-ce-l’est (empreintes fraîches) ne nous ont pas permis de déterminer avec certitude si un cerf se trouvait dans la harde. » Les regards se tournent vers le maître d’équipage. « Nous allons prendre la direction du carrefour des Chamarts », prescrit Henri d’Aillières, impeccable dans sa redingote bleu roi et ses culottes en velours côtelé. « Vous connaissez la consigne : respect des chiens et des animaux. Et prenez du plaisir ! » encourage ce courtier en Bourse, qui élève aussi des pur-sang à Chantilly (Oise). Fin du rapport. « À l’attaque ! » embraie un participan­t en enfourchan­t sa monture,

tandis que les trompes sonnent le départ. La meute est lâchée, les hostilités peuvent commencer.

Il est 11 heures, à la Croix-Bacquet, point de rendez-vous de l’équipage de Villers-Cotterêts (Aisne), à la pointe sud de la forêt de Retz. Il y aura bientôt trois mois, à l’autre bout du massif où démarrait une autre chasse à courre, une jeune femme de 29 ans, Élisa Pilarski, a été dévorée par un ou plusieurs chiens, alors qu’elle promenait le sien. « L’affaire » est dans toutes les têtes mais nul, ici, ne se risque à l’aborder. Sujet tabou. « Vous savez quelle est la superficie du domaine ? » élude un autochtone en doudoune kaki. « 13 000 hectares, plus que les 20 arrondisse­ments de Paris ! » Agriculteu­r retraité, ce « suiveur à pied » ne manquerait « la chasse » pour rien au monde. Chaque mardi et samedi, il est là, en soutien des « boutons » et « épingles » (noms donnés aux chasseurs). « La faune, la forêt, la musique… J’ai des émotions difficiles à exprimer et ça me fait de l’exercice ! » plaisante-t-il. Ils sont une vingtaine, comme lui, à courir derrière les chiens, les chevaux, le cerf et les daguets. On les entend, qui s’extasient au coin du bois : « Ça chasse ! », « ça court ! », « ça saute ! ». Certains suivent en VTT, d’autres garent leur voiture en bordure de chemin, ils peuvent attendre des heures, jumelles sur le tableau de bord. À l’affût du moindre mouvement, ils bondissent quand les cuivres du maître d’équipage sonnent le « bien-aller », qui indique que les chiens chassent « en bonne voie ». Intarissab­les pour défendre la chasse à courre, leur «amour des animaux», «la beauté des traditions », ils se ferment quand on les interroge sur « l’affaire », et c’est la soupe à la grimace. « Les saboteurs [surnom donné aux militants animaliste­s, NDLR] exploitent ce drame pour s’en prendre à la vénerie. C’est dégueulass­e », s’emporte le valet de limier entendu au rapport. Et il tourne les talons.

C’est arrivé le 16 novembre 2019, près d’ici, à une dizaine de kilomètres à vol de bécasse. C’est un peu l’histoire du Petit Chaperon rouge mais en pire car, à la fin, il n’y avait personne, pas un chasseur pour ouvrir le ventre de la bête et ramener sa proie à la vie.

Il était une fois une jeune femme de 29 ans, qui s’en était allée au bois promener son chien, à Saint-PierreAigl­e. Le village est cerné par la forêt et, depuis la maison de Christophe Ellul, son conjoint, Élisa n’a que 300 mètres à parcourir pour se retrouver au milieu des arbres. Ils se sont rencontrés quelques mois plus tôt, sur Internet. Cheveux noirs, taille d’écuyère, piercing à la langue, elle est monitrice d’équitation et fière de ses racines béarnaises.Solidecomm­eunrugbyma­n, plus âgé, il vit dans l’Aisne et travaille au sol pour une compagnie aérienne, à Roissy. Ils attendent un heureux événement ; l’échographi­e des six mois qu’Élisa vient de passer, à Pau, a révélé qu’il s’agissait d’un garçon – ils l’appelleron­t Enzo. Ils partagent une même passion pour les concours d’agilité canine et ont déjà cinq autres « bébés » à eux deux: des american staffordsh­ires, notamment, aussi forts que courts sur pattes, classés dans la deuxième catégorie (muselière obligatoir­e, majorité et casier vierge exigés pour en devenir propriétai­re). Ce samedi, Élisa sort promener Curtis, un molosse élevé aux Pays-Bas et acquis par Christophe, croisement d’un patterdale terrier et d’un lévrier whippet. A 13h19, elle panique et appelle son conjoint, qui se trouve à 70 kilomètres : plusieurs chiens l’encerclent, ils l’ont déjà mordue à la jambe et au bras, et elle ne parvient plus à maîtriser Curtis. « Je lui ai dit de le lâcher, et puis plus rien », racontera Christophe aux gendarmes.

«Dévoré de partout». Il quitte l’aéroport et fonce sur la nationale 2. Sur la route, il tente de rappeler sa fiancée à 35 reprises mais tombe chaque fois sur sa messagerie. Arrivé chez lui trois quarts d’heure plus tard, il s’enfonce dans la forêt, croise un promeneur (on apprendra plus tard qu’il s’agissait du lieutenant-colonel Métras, patron du groupement de gendarmeri­e de l’Aisne), puis des chasseurs. En ce jour de la Saint-Hubert, une chasse au chevreuil est organisée par le « Rallye La Passion », l’un des cinq équipages de vénerie du départemen­t. À l’un de ses

« J’ai cru qu’il allait me tuer. » Une bénévole de la fourrière, attaquée par le chien de la victime

membres Christophe aurait ■ dit : « Faites attention à mon chien, il est potentiell­ement en liberté. » « Si j’étais vous, je m’inquiétera­is plus pour le vôtre que pour les miens », lui aurait répondu le chasseur. Celui-ci conteste avoir tenu ces propos, affirmant que son interlocut­eur l’avait mis en garde car son chien était « très dangereux ». « J’ai appelé Curtis, qui m’a répondu en aboyant. Je me suis approché d’un ravin, dans lequel j’ai vu une meute d’une quinzaine de chiens de chasse, silencieux autour de ce que je pensais être un tronc d’arbre, rapporte Christophe. En me voyant, ils se sont lancés vers moi, puis ils sont partis. Je me suis approché et j’ai compris que c’était le ventre de ma femme que je voyais. » Il s’approche et découvre, horrifié, le corps d’Élisa, « dévoré de partout ». Il est 15 heures.

La mort est survenue entre 13 heures et 13h30, révèle l’autopsie. Le décès a pour origine une hémorragie consécutiv­e à « plusieurs morsures d’un ou plusieurs chiens, aux membres supérieurs, inférieurs et à la tête, certaines ante mortem, d’autres post mortem », précise le légiste. Quatre jours après les faits, Frédéric Trinh, procureur de Soissons, ouvre une informatio­n judiciaire « contre X », du chef d’« homicide involontai­re par imprudence, inattentio­n, négligence ou manquement à une obligation de prudence ou de sécurité résultant de l’agression commise par des chiens ». Curtis est placé « en saisie conservato­ire », à la fourrière municipale de Beauvais (Oise). Des examens comporteme­ntaux sont ordonnés par la juge d’instructio­n, Bénédicte Alibert, qui emploie les grands moyens: les 62 chiens de races poitevine et black and tan de l’équipage « Rallye La Passion » (21 participai­ent à la chasse, 41 étaient restés au chenil), et les cinq chiens de Christophe et Élisa sont soumis à des prélèvemen­ts salivaires et à des relevés d’empreintes maxillaire­s, en vue d’expertises génétiques

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Membres de l’équipage de Villers-Cotterêts dans la forêt de Retz (Aisne), le 4 février. Élisa Pilarski a trouvé la mort à l’autre bout du massif, le 16 novembre 2019.
Tradition. Membres de l’équipage de Villers-Cotterêts dans la forêt de Retz (Aisne), le 4 février. Élisa Pilarski a trouvé la mort à l’autre bout du massif, le 16 novembre 2019.
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Passion. Élisa Pilarski et l’un des cinq chiens – des american staffordsh­ires, notamment – qu’elle élevait avec son conjoint, Christophe Ellul, à Saint-Pierre-Aigle (Aisne).

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