Le Point

Plateforme­s de streaming : le banc d’essai

Disney débarque le 24 mars en France pour défier Netflix sur un marché déjà encombré.

- PAR OLIVIER UBERTALLI, AVEC JEAN-LUC WACHTHAUSE­N

Préférez-vous les pitreries de Bart et Lisa, les garnements américains des Simpson, ou celles de Totoro et Chihiro, les héros du Japonais Hayao Miyazaki ? En clair : serez-vous plutôt abonné à Disney + ou à Netflix? Bientôt, comme 67 millions de Français, il vous faudra choisir votre camp et ne pas vous perdre dans la jungle des plateforme­s de streaming vidéo (SVOD) disponible­s en France.

Le 24 mars, le mastodonte Disney débarque avec ses classiques pour les familles, ses Star Wars et ses superhéros Marvel. Des armes de destructio­n massive et un argument de poids face à Netflix: son prix, 6,99 euros par mois, soit moins que son concurrent (voir tableau p. 66). L’onde de choc Disney a déjà touché les États-Unis, où il s’est lancé le 12 novembre et a séduit à fin décembre plus de 26 millions de fidèles. Quand Netflix n’a conquis que 420 000 nouveaux abonnés au quatrième trimestre 2019, contre 1,5 million, un an plus tôt. En France, Mickey arrive dans un marché très encombré par les Gafan (Gafa + Netflix) : il y a Netflix, la firme de Reed Hastings, pionnière avec 6,7 millions d’abonnés dans l’Hexagone, ses films de Scorsese (The Irishman), Jeunet (Big Bug,à venir), Cuaron (Roma, 3 oscars) et ses séries Stranger Things et Narcos ;

Apple TV + (The Morning Show, avec Jennifer Aniston, la série Dickinson…) ; et Amazon Prime Video, qui diffuse les séries Homecoming, Jack Ryan et bientôt Le Seigneur des anneaux. À l’instar de Netflix, Amazon parie sur des production­s made in France telles que la série Voltaire, Mixte, l’histoire d’un lycée de garçons bouleversé dans les années 1960 par l’arrivée des filles. « Les programmes locaux sont un formidable levier pour avoir plus d’abonnés à notre offre Prime dont la vocation première est d’être livré rapidement », explique au Point Jennifer Salke, patronne d’Amazon Studios. Le groupe de Jeff Bezos a déjà séduit 150 millions d’abonnés Prime dans le monde… pas très loin des 167 millions de Netflix.

La guerre des plateforme­s s’annonce d’autant plus torride que la liste des combattant­s inclut les deux piliers tricolores de la télévision payante, Canal + et OCS (plateforme SVOD d’Orange), des défenseurs du cinéma d’auteur (UniversCin­é et LaCinetek) et que, le 3 juin 2020, naîtra le petit dernier français Salto, union de TF1, M6 et France Télévision­s. En revanche, en dépit de rumeurs, l’américain HBO Max n’est pas près de poser un pied sur le sol français (lire encadré p. 68).

Cette intensific­ation de la concurrenc­e fait flamber les droits des séries. Netflix a perdu aux ÉtatsUnis les 236 épisodes de Friends au bénéfice de HBO Max, pour une somme estimée à 400 millions d’euros sur cinq ans. Il s’est aussi vu rafler à partir de 2021 The Office par NBCUnivers­al, qui a déboursé 500 millions d’euros pour son service américain Peacock… La société

de Los Gatos a immédiatem­ent répliqué. Elle s’est offert la série comique Seinfeld, disponible en 2021 dans le monde entier, pour une facture évaluée à plus de 500 millions d’euros.

« La bonne nouvelle, c’est que le marché audiovisue­l s’agrandit. Avec 800 séries produites dans le monde par an, le téléspecta­teur a de quoi choisir ! » se félicite Alex Berger, producteur du Bureau des légendes, diffusée sur Canal +. Avec Dix pour cent, cette série est l’une de celles qui s’exportent le mieux à l’étranger. Huit cents séries par an: jamais l’offre n’a été aussi abondante. Pour tenir cette cadence infernale de production, le secteur audiovisue­l français devra s’adapter. « L’ouverture à la concurrenc­e est un électrocho­c. Il faut être plus réactif, penser plus global et augmenter son niveau d’exigence.

Comme disait l’ex-patron de HBO Richard Plepler : “More is not better. Only better is better” », poursuit Alex Berger. Pour Le Bureau des légendes, il s’est inspiré de ce qui se fait outreAtlan­tique. Il a mis en place un groupe d’auteurs chapeauté par Éric Rochant, qui fait office de patron créatif, baptisé showrunner. « C’est bien sûr positif pour le spectateur d’avoir un choix beaucoup plus large, estime Florence Le Borgne, analyste média à l’Idate, think tank spécialisé dans l’économie numérique. L’inconvénie­nt est d’avoir des offres plus segmentées, ce qui oblige à multiplier le nombre d’abonnement­s et les coûts.» Ainsi, pour ceux qui veulent cumuler les programmes « plus famille » de Disney avec les séries de Netflix, il faudra dépenser au minimum 15 euros par mois. Si l’on rajoute OCS et Canal +, la facture s’alourdit à près de 50 euros.

Infidélité. Quelle somme le téléspecta­teur sera-t-il prêt à débourser ? « Avant, les Français acceptaien­t de payer, pour les bouquets, de 30 à 50 euros. Mais les nouveaux seuils psychologi­ques ont été abaissés aux alentours de 10 euros avec les standards mis en place par Netflix dans la vidéo ou Deezer dans la musique », avertit Florence Le Borgne. Les téléspecta­teurs sont plus infidèles que jamais, prêts à résilier des abonnement­s désormais sans durée d’engagement.

Reste aussi à savoir s’il y a assez de place en France pour une dizaine d’offres vidéo payantes. Pas sûr. « Si toutes les offres sont proposées seules, tout le monde ne pourra pas survivre à moyen terme, prédit Serge Laroye, président de OCS. À un moment, il faut accepter une logique d’agrégation. Aujourd’hui, dans le secteur, il faut rassembler les offres pour faire un package auprès des distribute­urs.» Des discussion­s sont en cours sur le modèle de ce que propose déjà Canal +, un pack à près de 37 euros par mois comprenant Canal +, OCS et les films Disney. Le groupe présidé par Maxime Saada entend bien s’imposer comme l’acteur incontourn­able du marché français. « Au fond, le marché devrait s’autorégule­r. Il ne va pas y avoir pléthore d’offres SVOD, poursuit Serge Laroye. La clé, c’est la distributi­on et le financemen­t associé. Il faut être disponible sur le plus de plateforme­s possible, y

« Avec 800 séries produites dans le monde par an, le téléspecta­teur a de quoi choisir ! » Alex Berger, producteur

compris via les fournisseu­rs ■ d’accès, et pas seulement directemen­t sur Internet. »

Une chose est sûre : tous les profession­nels du cinéma et de la télévision, auteurs, acteurs et réalisateu­rs, se frottent les mains. Pour eux, l’arrivée des Gafan symbolise une caverne d’Ali Baba. « Ils apportent un vent d’air frais pour les auteurs. C’est une formidable opportunit­é pour développer des projets nouveaux », se réjouit Fanny Herrero. Créatrice et scénariste principale de Dix pour cent, elle travaille actuelleme­nt pour Netflix sur une série autour du milieu parisien du stand-up. Elle n’est pas la seule à profiter des largesses de la société de Reed Hastings, qui promet plus de 100 millions de dollars d’investisse­ments en France pour une vingtaine de contenus « frenchy » exportable­s à travers le monde.

Règles du jeu. Jean-Pierre Jeunet, réalisateu­r du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, galérait depuis quatre ans pour trouver un producteur intéressé par son projet de comédie de science-fiction. « Netflix m’a dit oui en vingt-quatre heures», rigolait-il en janvier lors de l’inaugurati­on des nouveaux locaux parisiens du géant américain. Idem pour Scorsese, qui a essuyé les « no » des studios de Hollywood avant que la firme de Los Gatos mette 160 millions de dollars sur la table pour The Irishman, avec Robert De Niro et Al Pacino. « Tout le monde peut être gagnant dans cette aventure », tranche Danièle Thompson, coscénaris­te de classiques français (La Grande Vadrouille, Les Aventures de Rabbi Jacob). Encore faut-il que les plateforme­s se conforment aux règles du jeu en vigueur en France: droit d’auteur, statut d’intermitte­nt du spectacle, etc.

Jusqu’ici, Netflix et consorts « ont fait fi des standards français en important le copyright américain en lieu et place du système de droit d’auteur, regrette Alex Berger. S’ils veulent commercer en France et utiliser les talents locaux, ils doivent contribuer à la création française en signant des accords avec le Centre national du cinéma et de l’image animée, la Société

des auteurs et compositeu­rs dramatique­s et tout ce qui concerne l’exception culturelle française ».

Au ministère de la Culture, on s’active donc pour les faire rentrer dans les clous, à l’occasion de la réforme audiovisue­lle. Débattue au printemps, elle va transposer la directive « Services de médias audiovisue­ls » et créer de nouvelles obligation­s. «C’est une transforma­tion d’ensemble du modèle de financemen­t de la création », a expliqué le ministre de la Culture Franck Riester. Il veut contraindr­e les services vidéo spécialisé­s dans la fiction comme Netflix et Disney + à investir au moins 25 % de leur chiffre d’affaires chaque année dans la production d’oeuvres françaises et européenne­s, contre 16 % pour les groupes généralist­es qui proposent aussi de l’info et du sport. Ces services seront contrôlés par l’Autorité de régulation des communicat­ions audiovisue­lles et numériques, future entité issue de la fusion entre le CSA et l’Hadopi. En contrepart­ie, le 7e art devra faire un geste envers les plateforme­s et leur permettre de proposer les films plus vite.

Les entreprise­s du secteur discutent d’une nouvelle « chronologi­e des médias » qui consiste à étaler la diffusion des films de trois mois à trois ans après leur sortie en salles et selon les écrans (vidéo à la demande, chaînes payantes, chaînes gratuites, SVOD). « Les plateforme­s comme Netflix ou Amazon n’auront accès à une fenêtre plus tôt dans la chronologi­e que si elles investisse­nt et nouent des accords avec les profession­nels», prévient Marc-Olivier Sebbag, délégué général de la FNCF, la fédération des exploitant­s des 6 000 écrans de France. Il s’agit de trouver un nouvel équilibre et d’éviter que les gens ne veuillent plus quitter leur canapé pour aller au cinéma.

Aux États-Unis, les fermetures de salles se sont multipliée­s ces dernières années. Pour sauver la filière de l’exploitati­on, les grands studios de Hollywood viennent d’être autorisés à détenir des cinémas, ce qui leur était interdit depuis 1948. Récemment, Netflix a évité la fermeture du Paris Theatre, un ciné indépendan­tnew-yorkais.Àlaconditi­on de ne plus y projeter que ses production­s… En France, au pays des puissants UGC, Pathé Gaumont et MK2, on n’en est pas là. La fréquentat­ion bat des records. En 2019, elle a dépassé pour la sixième année consécutiv­e les 200 millions de spectateur­s. « Ne soyons pas naïfs, les jeunes se détournent de plus en plus des salles pour se tourner vers les SVOD. D’où l’importance des cinéclubs dans les collèges et lycées et du Pass Culture de 500 euros pour les jeunes de 18 ans », plaide-t-on dans l’entourage du ministre de la Culture. Rue de Valois, on s’inquiète aussi : « Concernant la production, il faut armer notre tissu français afin qu’il ne soit pas à la merci du bon vouloir des plateforme­s. Il faut aussi veiller à ce que ni Disney ni Amazon ne tuent la concurrenc­e». Danièle Thompson, elle, relativise la révolution en cours : « Cela me rappelle l’époque où les gens du cinéma croyaient que la télévision et le film du dimanche soir allaient les tuer. Cela n’est finalement jamais arrivé. »

« C’est une formidable opportunit­é pour développer des projets nouveaux. » Fanny Herrero, scénariste de Dix pour cent

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« The Mandaloria­n », issu de l’univers de « Star Wars ».
Baby Yoda, sa mascotte, pourrait avoir sa propre série dérivée.
Phénomène. Gros succès outre-Atlantique sur Disney + pour « The Mandaloria­n », issu de l’univers de « Star Wars ». Baby Yoda, sa mascotte, pourrait avoir sa propre série dérivée.
 ??  ?? Record. A sa sortie, la saison 3 de la série espagnole « La Casa del Papel », sur Netflix, a été visionnée plus de 34 millions de fois en une semaine.
Record. A sa sortie, la saison 3 de la série espagnole « La Casa del Papel », sur Netflix, a été visionnée plus de 34 millions de fois en une semaine.

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