La guerre de la Chine contre l’Europe
Dans son essai « Pourquoi l’Europe », le sinologue Jean François Billeter expose les ressorts de l’offensive de Pékin contre le libéralisme occidental.
L’épidémie déclenchée par le coronavirus apparu à Wuhan a montré les difficultés d'adaptation du pouvoir communiste, rigide, hiérarchisé et centralisé, dans une Chine désormais placée au coeur de la mondialisation. Mais, pour Jean François Billeter, la menace posée par la Chine est politique et non pas sanitaire. Cet éminent sinologue helvétique, qui fonda puis dirigea le département de langue et littérature chinoises de l'université de Genève, publie un petit essai* qui démonte les mécanismes de la guerre culturelle que les maîtres de Pékin mènent contre les valeurs occidentales, qu'ils considèrent comme nocives.
L'auteur observe que depuis la révolution chinoise de 1911, qui a mis à bas l'empire doublement millénaire, chaque irruption des valeurs européennes progressistes et humanistes en Chine s'est soldée par la défaite dramatique de leurs promoteurs locaux. La république de Sun Yat-sen, au début du XXe siècle, a vite laissé la place à un régime autoritaire, en proie à la guerre civile et livré aux appétits de l'impérialisme japonais.
La victoire des communistes en 1949 a causé la mort de plusieurs millions de personnes au cours du « Grand Bond en avant », puis pendant la « Grande Révolution culturelle prolétarienne ». Après le décès de Mao, la timide libéralisation engagée par Deng Xiaoping a fini dans un bain de sang, le 4 juin 1989, sur la place Tiananmen.
« L'histoire de la Chine contemporaine est tragique, souligne Billeter, parce que toutes les tentatives que les Chinois ont faites depuis le XIXe siècle pour se libérer du carcan qu'était devenue leur tradition politique par des réformes ou des révolutions inspirées de la nôtre – toutes ces tentatives ont échoué. » Le sinologue montre que la tradition politique chinoise, forgée au fil des siècles sous l'empire, organise une division de la société en deux sphères, l'une dominante, l'autre dominée. Le rôle des dirigeants est dès lors de maintenir sous leur contrôle les populations d'en bas et de se prémunir contre le désordre qui en provient.
Ainsi, aux yeux de Billeter, le régime chinois ne s'inscrit pas tant dans la continuité de Mao que dans celle d'une antique tradition politique confucianiste, qui recommande aux dirigeants d'agir de telle façon que « l'obéissance devienne la seconde nature de leurs sujets ». Le but visé ? « Que la société finisse par fonctionner d'elle-même aussi régulièrement et naturellement que l'Univers lui-même », écrit-il.
Le discours révolutionnaire étant devenu anachronique, le Parti communiste lui a substitué une propagande nationaliste qui vante la résurgence de la puissance chinoise et la supériorité des traditions autochtones, notamment confucianistes, sur le libéralisme universaliste. L'empereur rouge du moment, Xi Jinping, entend vaincre ces valeurs occidentales « une fois pour toutes » en Chine et « les affaiblir partout ailleurs », affirme l'essayiste.
C'est cette ambition totalitaire que viennent contrecarrer les protestations de la jeunesse de Hongkong, la vibrante démocratie taïwanaise ou encore l'impératif de transparence nécessaire pour lutter contre l'épidémie de Wuhan. Seule l'Europe, estime Billeter, et même la « République européenne », dont il souhaite la fondation dans la seconde partie de son ouvrage – moins convaincante que la première –, peut résister à l'avancée des conceptions antilibérales de Pékin. L'Europe doit donc affirmer sans faiblesse ses valeurs et rejeter le relativisme culturel sans cesse invoqué par les Chinois pour dénier aux Occidentaux le droit de juger leurs traditions. L'auteur cite à ce propos un intellectuel chinois qui lui confia un jour : « Si l'Europe échoue, nous sommes perdus. »