Le Point

Machiavel inédit

Le mythe du penseur amoral a oblitéré la vraie personnali­té de Nicolas, haut fonctionna­ire florentin passionné par la liberté, la littératur­e et l’amour.

- PAR CATHERINE GOLLIAU

Machiavel, machiavéli­que? Non, contrairem­ent à la réputation sulfureuse qu’on lui fait depuis des siècles, l’auteur du Prince, le livre politique réputé le plus cynique de l’histoire de l’Occident, était plutôt franc du collier et franchemen­t sympathiqu­e. Certes, sa réputation de mauvais pensant n’est pas complèteme­nt usurpée. Le haut fonctionna­ire si dévoué à sa ville de Florence admira l’absence de scrupules d’un César Borgia qui lui permettait d’agir vite quand sa république se perdait dans l’indécision. Il n’a pas hésité à dédier Le Prince au médiocre Laurent

II de Médicis pour retrouver un emploi. Il n’a pas hésité à conseiller aux puissants de franchir la ligne blanche : il ne voulait pas rendre les gouvernant­s bons, mais efficaces.

Ainsi, le premier, il a osé dire que la raison d’État méritait parfois qu’on lui sacrifie la morale. Machiavel était un pragmatiqu­e, un réaliste dont la postérité a fait un manipulate­ur amoral et cruel, d’où l’adjectif « machiavéli­que », inventé dès le XVIe siècle.

Mais non, Machiavel n’était pas Satan, comme en témoigne « Machiavel, cet ami qui vous veut du bien », le nouvel hors-série de la collection « Maîtres-Penseurs » du

Point, qui non seulement explique son oeuvre et rappelle les étranges méandres de sa postérité, mais surtout découvre l’homme derrière le mythe. Pour cela, il suffisait de le lire. Machiavel écrivait notamment d’innombrabl­es lettres à ses employeurs, à ses amis, à sa famille ou à ses amours. D’une grande liberté de ton, ces missives – qu’une armée de spécialist­es s’attelle aujourd’hui à publier – nous montrent un homme dévoué jusqu’à la moelle à sa patrie, un pince-sans-rire à l’humour dévastateu­r, un père attentionn­é, un ami fidèle… et un grand amoureux. Un Machiavel inédit, touchant et sympathiqu­e qui mérite d’être connu et entendu.

Un auteur comique. En 1520, Machiavel fait jouer pour le carnaval de Florence une pièce délicieuse­ment « machiavéli­que » : La Mandragore. L’argument? Nicia, vieux notaire en mal d’héritier, est victime d’un stratagème. Un bellâtre qui convoite sa femme se fait passer pour un médecin et prétend connaître une potion infaillibl­e pour la grossesse. Malheureus­ement, le premier homme qui approche la femme ayant bu la potion meurt dans les huit jours. Nicia accepte donc d’être remplacé… Mais Lucrezia, son épouse, ne veut pas se donner à un inconnu, d’où l’étonnante argumentat­ion d’un prêtre complice : « Qui est-ce qui fait le péché ? dit-il à la jeune femme. C’est la volonté, ce n’est pas le corps. Déplaire à son mari, voilà le péché, et vous, vous complaisez au vôtre ; il y trouve son plaisir, et vous, vous vous mortifiez. D’ailleurs, c’est le but qu’il faut considérer en toutes choses. Votre but, c’est de remplir une place dans le paradis et de contenter votre mari. » Sous la pression du curé et de sa propre mère, Lucrezia cédera donc… pour son plus grand bonheur. Ovationnée à Florence puis à Venise, La Mandragore est aujourd’hui considérée comme l’une des pièces fondatrice­s du théâtre populaire italien.

Un homme à femmes. Marié en 1501 avec une femme de la haute société florentine, Marietta, Machiavel lui fera cinq enfants qu’il aimera tendrement, même s’il ne pourra guère s’en occuper puisqu’il passera plus de quinze ans sur les routes pour les intérêts de Florence. Mais, comme il le montre dans Clizia, une autre de ses pièces (1524), récit des amours d’un homme âgé avec des jeunes filles un peu lestes, « l’amour entre deux jeunes qui désirent se marier ne peut triompher que fortuiteme­nt face à des pulsions et des logiques qui lui sont étrangères ». Ces pulsions, Machiavel va devoir composer avec elles, Marietta ne lui donnant pas ce qu’exige sa libido débordante. « On ne peut, au demeurant, le blâmer d’autres vices notables que d’un désir immodéré des femmes, écrit ainsi son biographe Roberto Ridolfi (Vie de Machiavel, Les Belles Lettres, 2019). De fait, Nicolas se délecte à raconter par le détail à ses amis ses aventures, avec Mariscotta, Riccia ou la cantatrice Barbara Salutati, qui jouera dans Clizia et aurait été son grand amour. Le sexe peut aussi être obscène, comme dans cette lettre à Luigi Guicciardi­ni où il raconte un coït avec une infâme prostituée : « Bien que le sommet de son crâne fût chauve et que sa calvitie laissât voir quelques poux qui s’y promenaien­t, néanmoins ses rares cheveux descendaie­nt jusqu’à ses sourcils. » Cela ne l’empêche pas d’être sentimenta­l. Ainsi, quand, à l’approche de la cinquantai­ne, il confesse à son vieil ami Vettori qu’il se trouve piégé « dans des filets dorés, tendus, au milieu des fleurs, par la main de Vénus ». Fleur bleue, aussi

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« Machiavel, cet ami qui vous veut du bien » 98 p., 8,90 €. En vente trois mois.

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