Le Point

George Steiner, la mission de la transmissi­on, par Jean-Michel Blanquer

Le ministre de l’Éducation rend un vibrant hommage au penseur britanniqu­e, disparu le 3 février à Cambridge. Un critique littéraire qui, selon lui, était avant tout un grand professeur luttant contre le nihilisme contempora­in.

- PAR JEAN-MICHEL BLANQUER

La mort de George Steiner est la mort d’une étoile. Il éclairait bien des chemins dans la nuit du nihilisme contempora­in. À l’origine de cette existence, il y a le verbe. On pourrait dire que Steiner est né polyglotte. Issu d’une famille juive autrichien­ne qui avait fui l’antisémiti­sme pour aller vers la France, George Steiner a eu trois langues maternelle­s: l’allemand, l’anglais et le français. De là une aisance sans pareille pour naviguer entre les langages, les littératur­es et pour en intégrer de nouveaux.

Il est un habitant revendiqué de Babel, un traducteur, un passeur. Il savait tisser des liens entre la philosophi­e et la poésie, les langues présentes et antiques, les anciens et les modernes, le langage des mots et ceux en dehors d’eux : les arts, la musique. Il pensait ainsi que la musique était un «sine qua non» de la vie. Il refusait de

porter un jugement définitif sur les hommes, de mettre ■ le point final de la morale au récit de l’histoire. Dans notre société de l’immédiatet­é, qui court le risque d’étouffer l’approfondi­ssement de la pensée par la cacophonie de l’informatio­n, George Steiner avait défini une éthique qui préférait toujours à l’opposition binaire du bien et du mal la complexité humaine, dans son plus grand génie comme dans ses errements les plus tragiques. Il reconnaiss­ait volontiers certaines erreurs, plusieurs imprécisio­ns, mais cette liberté d’esprit et de parole, cette « extraterri­torialité », pour reprendre le titre d’un de ses livres, constitue aujourd’hui pour nous une exigence philosophi­que et une leçon de courage. Steiner, et cela se voyait par son caractère, acceptait plus que quiconque de raisonner contre luimême et contre autrui. Il faut l’entendre se fâcher dans une émission de radio contre son interlocut­eur qui pêche par simplisme dans une critique de Heidegger pour comprendre que Steiner n’était ni tiède ni tendre quand il sentait un enjeu de vérité. Cela lui donnait une certaine distance vis-à-vis de la politique, même s’il pouvait regretter que le retrait du philosophe ne laisse que trop libre cours aux faiblesses du prince. « Ma ligne politique se résume à essayer de conforter tout ordre social susceptibl­e de réduire, ne serait-ce que marginalem­ent, l’agrégat de haine et de douleur dans la condition humaine. Et qui ménage un espace de respiratio­n pour l’intimité et l’excellence. Je me considère comme un anarchiste platonicie­n. »

Facteur. Il nous laisse une oeuvre dense et passionnan­te, où l’érudition n’est jamais pédante, où l’intelligen­ce est partout. George Steiner avait la passion des mots, et la passion de partager la connaissan­ce. Il avait ainsi coutume de dire que, s’il n’était pas un grand écrivain, il aimait à penser qu’il était comme le postino des auteurs illustres, le facteur dont la tâche est de nous transmettr­e les messages des autres. Cet amour infini de la transmissi­on traverse tous ces textes, et sans doute est-elle la plus haute incarnatio­n de l’idée que l’on doit se faire du métier de Professeur, métier qui aura toujours été le sien. Pour ce Steiner-là, l’éducation est effort et travail. Et le professeur est un guide de haute montagne qui mène jusqu’à la cime.

Pour Steiner (Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une redéfiniti­on de la culture), la culture ne sauve pas de la barbarie ; mais nous sommes sûrs d’aller vers la barbarie si nous renonçons à la culture. Ce livre qui pose tant de bonnes questions sur les voies et les impasses de la culture occidental­e eut sur moi une influence décisive. Dès 1970, il voit littéralem­ent les tendances que nous connaisson­s si bien aujourd’hui : l’emprise de la technique, le règne du happening, le développem­ent de pensées qui prennent si bien en compte la crise du progrès qu’elles amplifient toutes sortes de régression­s…

C’est pourquoi il voyait avec tant d’inquiétude tous les renoncemen­ts contempora­ins à une forme d’ambition pour tous dans l’éducation. Il avait de ce fait un certain pessimisme sur la société actuelle, le délitement de la culture, l’essor du fondamenta­lisme (Errata. Récits d’une pensée). «Le fondamenta­lisme, ce mouvement aveugle et précipité vers la simplifica­tion, vers les conforts infantiles de la discipline imposée, est partout en marche. »

Être polyglotte, accéder aux autres cultures, c’est donc se donner l’antidote par excellence aux vertiges du fondamenta­lisme.

Immense linguiste, George Steiner témoignait de l’importance de l’apprentiss­age des langues vivantes : leur étude et leur pratique nous ouvrent des horizons infinis aussi bien culturels qu’intellectu­els. Entrer dans une langue, c’est entrer dans un nouvel univers. Le polyglotte est un voyageur céleste.

Les essais de George Steiner nous montrent combien langue et philosophi­e sont liées, parce que chaque langue permet des articulati­ons logiques et des nuances qui lui sont propres. En ce sens, il n’y aura jamais de traduction parfaite, et cette aporie était la raison pour laquelle Steiner admirait

Accéder aux autres cultures, c’est se donner l’antidote aux vertiges du fondamenta­lisme.

tant Beckett, qui avait fait de son bilinguism­e la matière même de son oeuvre poétique.

Célébratio­n de la langue, donc, qu’elle soit « vivante » ou « ancienne ». Cette distinctio­n n’a pas de sens pour Steiner qui sait mieux que personne le rôle séminal du grec et du latin dans notre civilisati­on. Rien de plus vivant donc qu’une « langue morte ».

« La longue vie de la métaphore ». Personnage inépuisabl­e, riche de son histoire personnell­e autant qu’irréductib­le à celle-ci, pétri par les auteurs classiques autant qu’attentif aux mutations du présent, pessimiste autant que lumineux de vie et d’espoir, George Steiner est tout entier sans doute dans ces vers de Paul Ceylan, poète qui lui était si cher : « Parle/ Mais ne sépare pas le oui du non/ Donne aussi le sens à ton message : donne-lui l’ombre. »

C’est à partir de l’oeuvre de Celan qu’il s’interroge dans « La longue vie de la métaphore : une approche de la Shoah ». La question du langage, du mot pour dire la chose, est toujours liée aux questions métaphysiq­ues les plus profondes.

« La question d’Auschwitz dépasse de loin celle de la pathologie politique ou des conflits économique­s et socio-ethniques, aussi importants qu’ils soient. C’est celle de la possibilit­é de concevoir l’existence ou la non-existence de Dieu, du “Personne” qui nous a faits ; qui, quand soufflait le vent de la mort, n’a pas parlé, et qui est maintenant en procès. Dans ce procès, qui est celui de l’homme dans l’histoire, comment le langage parlé pour l’accusation ou la défense, pour le témoignage ou pour le démenti, peut-il être un langage dont Son absence est absente, dans lequel aucun psaume ne peut être dit contre Lui ? »

La survie du judaïsme, malgré la Shoah, dit quelque chose de la survie possible de la civilisati­on en général. Steiner dit que cela dépend de « la force séminale, de la ténacité obsédante de présences métaphysiq­ue et théologiqu­e de notre psychisme ». Il faut accepter pour cela la force du verbe, de la transmissi­on, de la quête. Et se mettre ainsi du côté des forces de vie.

Je n’ai pas eu le bonheur de rencontrer George Steiner. Mais un ami commun, Nuccio Ordine, lui avait dit que le nouveau ministre de l’Éducation en France se réclamait de lui. Cela lui avait fait plaisir et me console un peu

L’éducation est effort et travail. Et le professeur est un guide de haute montagne qui mène jusqu’à la cime.

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