Parfums - Que sent l’amour ?
« C’est tellement simple, l’amour », écrivait Prévert pour Les Enfants du paradis, de Marcel Carné. En matière de fragrances, rien n’est moins sûr, mais le mot continue de faire frémir l’industrie. De la séduction romantique à l’acte charnel, décryptage du langage amoureux au rayon parfums.
Désuète et dépassée, la Saint-Valentin ? L’événement suscite toujours un fort engouement en parfumerie. « En France, en 2019, les deux semaines de campagne de la Saint-Valentin ont représenté 4 % des ventes annuelles. Les ventes ont bondi de 50 % par rapport à la semaine précédente », analyse Mathilde Lion, experte beauté au sein du cabinet d’analyses et d’études de marché NPD Group. « Il s’agit du troisième événement de l’année le plus important pour les ventes de parfums, après Noël et la Fête des mères », précise Julie Audouin-Urdangaray, directrice générale de Lancôme France. L’occasion pour les grandes marques de mettre en avant leurs lignes consacrées à l’amour avec de nouvelles déclinaisons – comme Miss Dior Rose N’Roses, chez Dior, ou La Nuit Trésor Nude, chez Lancôme –, des coffrets, voire des objets, qui réinventent le parfumage, comme les crayons de parfum de la ligne Chance de Chanel. « Au-delà de son coût matériel, la valeur symbolique du parfum est à l’image et à la hauteur des sentiments que l’on porte à une personne », explique Isabelle Ferrand, présidente de l’organisme de formation, de composition et d’expertise olfactive Cinquième Sens. Preuve en est que le parfum et l’amour demeurent étroitement liés.
UN AIR DE COMMUNICATION
Il y a bien longtemps que la parfumerie s’est emparée du sujet. De N° 5, ce « parfum de femme à odeur de femme » voulu par Gabrielle Chanel, à Shalimar, une « promesse d’un amour éternel » d’après Guerlain, la thématique amoureuse est souvent au coeur des classiques. « Un parfum existe pour provoquer des réactions, pour étonner, pour susciter des émotions. Il doit troubler émotionnellement, surtout en matière de désir. Christian Dior l’avait parfaitement compris en demandant que Miss Dior, sa première fragrance, soit un “parfum qui sente l’amour”. Une formule qui est passée à la postérité et qui dit bien ce qu’elle veut dire ! Il voulait une composition qui traduise cet élan de vie, de séduction et de désir qui caractérisait son New Look. Plus généralement, je pense que l’odeur de l’être aimé, celle du “coeur” ne s’oublie pas », affirme François Demachy, parfumeur de la Maison Dior.
En tout état de cause, l’amour constitue un boulevard de communication pour les marques. Ainsi, les premières campagnes de Beautiful, d’Estée Lauder (1985), d’Eternity, de Calvin Klein (1988), ou d’Amarige, de Givenchy (1991), étaient axées sur l’union, celles de Magie Noire (1978) et d’Hypnôse (2005), de Lancôme, sur l’envoûtement amoureux. Des créations comme Chamade, de Guerlain (1969), et Coeur battant, de Louis Vuitton (2019), traduisent, quant à elles, l’émotion ressentie lorsque le coeur palpite. De manière plus littérale encore, le mot amour est l’un de ceux qui reviennent le plus souvent dans les noms de parfums : d’Amour Amour, de Jean Patou (1925), à Grand Amour, d’Annick Goutal (1996), en passant par Amor Amor, de Cacharel (2003), Kenzo Amour (2006), Love by Kilian (2007), Love Chloé (2010)… Plusieurs décennies séparent parfois ces créations, mais « le levier demeure. La parfumerie se nourrit toujours des thèmes intergénérationnels de l’amour, de la passion et de la séduction, sous toutes leurs formes », selon Isabelle Ferrand.
Néanmoins, le message et les codes évoluent. «Penélope Cruz, dans La Nuit Trésor (Lancôme), incarne une femme qui, dans ses mouvements, sa gestuelle et ses expressions du visage est plus spontanée et plus active, également plus ouverte sur le monde et aux autres. L’équilibre d’une relation duale, épanouissante pour les deux parties et égale, est restauré. Il y a une vraie évolution par rapport aux premiers films Trésor des années 1990, qui exprimaient une féminité plus introvertie, distante et dans l’attente. Cette image ne correspond plus à la vision des femmes en 2020», déclare Julie Audouin-Urdangaray. La parfumerie affirme ainsi l’image d’une féminité puissante et forte, conquérante, et non plus simple objet du désir masculin.
Chez l’homme, à quelques exceptions près comme Amor pour Homme, de Cacharel, ou Déclaration, de Cartier, les représentations de l’amour romantique sont rares, la communication est principalement axée sur la sensualité et une séduction puissante et pleine d’assurance, une exaltation de la virilité. La relation amoureuse est en revanche évoquée, de façon très genrée, à
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travers les « parfums couples », véritables ■ duos masculin-féminin, comme Classique et Le Mâle et, plus récemment, La Belle et Le Beau, chez Jean Paul Gaultier, Invictus et Olympéa, de Paco Rabanne, ou bien encore Stronger with You et sa moitié In Love with You, d’Emporio Armani, et Wanted et Wanted Girl, chez Azzaro.
À PLUSIEURS OU EN SOLO
Les marques confidentielles et les lignes exclusives des grandes maisons s’affranchissent, elles, souvent des questions de genre, jusqu’à le revendiquer, à l’instar des deux fragrances Gentle Fluidity (édition Silver et édition Gold), de Maison Francis Kurkdjian, clins d’oeil au mouvement gender fluid. Les exemples en parfumerie grand public demeurent en revanche plus rares, se limitant principalement à Ck One, de Calvin Klein, et ses déclinaisons, dont le nouveau Ck Everyone, à Cologne, de Mugler, ou aux Eaux, d’Hermès. L’époque est désormais à l’acceptation des pluralités. Dans le prolongement des collections de son designer Alessandro Michele, Gucci a mis sur le marché en septembre dernier sa première fragrance non genrée, Mémoire d’une odeur. Si le parfum, plutôt que d’évoquer l’amour, convoque la résurgence des souvenirs, sa campagne révèle une subtile sensualité. Portée par Harry Styles et vingt autres talents éclectiques, elle met en scène une famille-tribu dans la campagne romaine, sans que les genres ne soient clairement affichés ou identifiables. Les corps s’embrassent et s’étreignent, sous un soleil éclatant. Et envoient aux oubliettes l’androgynie des années 1990.
UN PARFUM DE ROSES
« Si l’image et la communication sont de plus en plus libres, les notes et accords olfactifs demeurent davantage codifiés », relate Nathalie Helloin-Kamel, directrice Global Fine Fragrances chez Takasago (maison japonaise de composition de parfums). Les accords floraux dominent toujours la parfumerie féminine, et le message est clair. « Dans le cadre d’une étude interne menée en 2019, nous avons demandé à 800 personnes dans 8 pays différents ce que les fleurs représentaient pour elles. 45 % ont spontanément répondu l’amour », ajoutet-elle. Et la rose en incarne une figure allégorique. Jugée vieillotte dans les années 1990, la belle s’est offert une cure de jouvence et est de nouveau en odeur de sainteté, en partie à la suite du succès de Very Irrésistible, de Givenchy, en 2003 puis de Chloé Signature en 2008. Elle est sans cesse réinterprétée, réinventée, jusqu’à inspirer les noms des fragrances: Rose des vents, de Louis Vuitton ; À la rose, de Maison Francis Kurkdjian ; L’Extase rose, de Nina Ricci ; Trésor Midnight Rose, de Lancôme ; Mon Guerlain Bloom of Rose ; Infusion de rose, de Prada… La fleur est une source d’inspiration immense pour les maisons et les parfumeurs. « On offre une rose lorsque l’on est amoureux. Ses facettes multiples, à la fois épicées, fruitées, boisées ou fraîches, permettent de lui conférer des caractéristiques sensuelles, pétillantes ou romantiques. Il y a toujours une attirance, une dimension séductrice qui se dégage de cette fleur magique », raconte Jacques Cavallier-Belletrud, parfumeur de la maison Louis Vuitton. Les fleurs blanches délivrent un message plus ambivalent, « la tubéreuse, puissante et charnelle, est narcotique et symbolise l’amour passionnel, la fleur d’oranger mélangée aux muscs est régressive, associez-la à la vanille, elle deviendra très sensuelle», poursuit le créateur. Des notes vanillées qui continuent de signer des fragrances orientales très voluptueuses. « La vanille de Madagascar est exceptionnelle, avec son caractère à la fois fleuri, cuiré, presque animal mais toujours tendre. C’est une épice magique, avec la douceur d’une caresse, une odeur charnelle de
peau, qu’on souhaiterait ne jamais abandonner », évoque Thierry Wasser. Et toujours les notes qui suscite le désir, fruitées et sucrées, « très présentes, qui évoquent la tentation, l’idée d’être irrésistible, à croquer», interprète Isabelle Ferrand.
Au rayon homme, l’essentiel des fragrances demeure dominé par les senteurs boisées et les accords fougères, « des notes qui ont depuis longtemps fait leurs preuves en matière de séduction », confirme Jacques Cavallier-Belletrud. Mais la parfumerie masculine explore également d’autres voies. En 2005, Dior Homme fait figure de véritable ovni avec ses notes florales irisées poudrées. Depuis, les fragrances masculines osent emprunter des notes traditionnellement associées aux codes olfactifs féminins et se voient ourler de caramel, d’amande ou de chocolat, pour accroître encore un peu plus ce sentiment d’addiction… Sans pour autant véhiculer un message ambigu. Les parfums masculins incorporent également de plus en plus une catégorie de matières puissantes et détonantes, appelées « bois ambrés », au fort pouvoir diffusif et fixatif. Des composants « très sensuels, avec une odeur qui oscille entre le propre et le bestial », précise Nathalie Helloin-Kamel.
LA PART DE LA BÊTE
Question érotisme, le célèbre « Ne te lave pas… » de Bonaparte à sa Joséphine rappelle que les odeurs intimes sont de puissants leviers d’activation du désir, quitte à flirter avec le fétichisme olfactif. Pourtant, les évolutions en matière d’hygiène ont progressivement banni les odeurs naturelles du corps. Les produits d’hygiène parfumés, lessives ou déodorants, toujours plus nombreux et puissants, vantent des durées d’action qui semblent devenues interminables. « On nettoie, on récure le corps, on le neutralise de ses odeurs, pour essayer de l’éloigner le plus possible de ce qu’il est naturellement », analyse le parfumeur Francis Kurkdjian. Et de refouler notre animalité.
À l’inverse, le sale et le bestial sont devenus de véritables thèmes olfactifs pour une parfumerie plus confidentielle. Bien connu est l’emploi du oud, mais d’autres matières dévoilent également une chaleur organique. Francis Kurkdjian emploie ainsi le cumin en forte concentration dans son Absolue pour le soir. « L’idée était de pousser cette note chaude et animalisée à l’extrême, parmi d’autres, pour épouser les odeurs naturelles de la peau, de la sueur, des corps qui s’enlacent. Une évocation des soirées décadentes et endiablées qui existaient encore à New York lorsque je suis arrivé en 1995. » Les matières d’origine animale ont été employées dès l’Antiquité et certaines d’entre elles ont fait les beaux jours de la parfumerie moderne, au cours du XXe siècle. Tout en infusant une chaleur et une sensualité profonde aux fragrances, elles permettaient de fixer et d’en lier les notes. Elles ont cependant progressivement disparu de la palette du parfumeur, pour des préoccupations éthiques, mais également en raison de coûts de plus en plus élevés et de difficultés d’approvisionnement. Si l’industrie emploie abondamment des muscs artificiels dits « blancs », dont les odeurs évoquent souvent le propre, certains créateurs se sont attelés à recréer (par un mélange d’autres matières) les effluves fauves du musc naturel. À l’image de Marc-Antoine Corticchiato et son Musc Tonkin pour Parfum d’Empire ou Serge Lutens avec Muscs Koublaï Khan. La subversion est même poussée à son paroxysme et non sans un brin de provocation chez État Libre d’Orange, avec Sécrétions magnifiques, une fragrance qui s’inspire de celle des fluides corporels, sang, sueur, sperme et salive. Un véritable manifeste pour un libertinage olfactif
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