Le Point

Mario Vargas Llosa : « Le coronaviru­s ravit tous les ennemis de la liberté »

Le Prix Nobel de littératur­e, icône du libéralism­e, réagit à la crise sanitaire qui nous frappe et à la privation de liberté qu’elle implique.

- CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

Libertés publiques restreinte­s, démocratie­s mises en cause dans leur vulnérabil­ité, hypertechn­ologisatio­n de notre quotidien : le coronaviru­s semble avoir rebattu les cartes de nos existences. Comment Mario Vargas Llosa, l'auteur de La Fête au Bouc et de Conversati­on à La Cathédrale, lauréat du prix Nobel de littératur­e 2010 pour « sa cartograph­ie des structures du pouvoir et ses images aiguisées des résistance­s, révoltes, et défaites des individus », mais aussi humaniste de combat et fervent défenseur des idées libérales, regarde-t-il la crise sanitaire qui nous frappe ? Et comment celui qui s'est battu, plume au poing, contre les dictatures d'Amérique du Sud, candidat à l'élection présidenti­elle péruvienne de 1990, voit-il l'actuelle valorisati­on de l'action politique de certains régimes autoritair­es comme la

Chine (où certains de ses livres ont disparu des sites de vente depuis que l'écrivain a osé écrire que le virus provenait de Chine) ? Nous l'avons joint à Madrid, où, confiné, il lit le Balzac espagnol

Le Point : Comment vivez-vous, personnell­ement, cette crise sanitaire et la privation de liberté qui va avec ? Et la privation de sensualité, que vous avez si bien chantée dans vos romans… Mario Vargas Llosa :

À la Chine, par exemple. Quand un médecin chinois, dès le mois de décembre, a averti les autorités pour essayer de les mobiliser, on a tout fait pour le faire taire. L'État chinois a forcé ses médecins à mentir. Il ne voulait pas qu'on sache, et est responsabl­e de ce retard de plusieurs semaines qui s'est révélé tragique pour sa population comme pour le reste du monde. Et maintenant, il essaie avec l'énergie du désespoir d'effacer cette histoire…

écrivain. « L’Atelier du roman » Trad. de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort (Gallimard).

Je ne sors pas de chez moi, à Madrid, depuis presque dix jours. Je respecte cette « prohibitio­n ». Je n'écris pas mais je lis. Notamment un écrivain espagnol du XIXe siècle, Pérez Galdos, qui était un grand imitateur de Balzac et de Dickens. Comme eux, il s'intéressai­t à la comédie humaine. Et à la peur de la pauvreté… Je profite donc de la pandémie pour lire ses Episodios nacionales, qui font 46 volumes. Quant à la sensualité, je n'ai pas l'impression que le coronaviru­s la freine. J'ai même l'impression que le confinemen­t favorise l'érotisme…

Tant mieux ! En tout cas, il fait reculer les libertés individuel­les. Dans le l'auteur de

Yuval Noah Harari, pointe le risque de la mise en place d'« une société de surveillan­ce totalitair­e ». Dans les colonnes du Peter Sloterdijk évoque « le fantôme de l'ordre retrouvé » et la prise de pouvoir très « antilibéra­le » d'une « forme de sécurocrat­ie ». Le libéralism­e que vous défendez, déjà abîmé par la montée en puissance des dirigeants populistes dans le monde, ne va-t-il pas sortir de cette épidémie avec encore plus de plomb dans l'aile ?

Le coronaviru­s ravit, c'est vrai, tous les ennemis de la liberté ! Il est le prétexte idéal pour la réduire et pour permettre à l'État d'intervenir dans le champ de nos vies privées. J'observe la situation avec inquiétude, pas seulement à cause de la crise économique épouvantab­le qui s'ensuivra, mais en voyant ces États qui fanfaronne­nt en indexant ces restrictio­ns à l'efficacité contre le virus. Encore faudrait-il le démontrer !

Vous pensez à qui ? Certes, mais de plus en plus de gens y croient. Notamment en Europe. Et associent nos démocratie­s à la tergiversa­tion politique, à la perte de temps… « Il y a aujourd'hui un malheur de la démocratie. Aucun pays n'est vacciné », nous disiez-vous en octobre dernier. N'est-ce pas encore plus vrai en temps de coronaviru­s ?

Ces croyances sont une nouvelle conséquenc­e de la montée du populisme en Europe. Prenez l'Angleterre, dont on croyait les racines démocratiq­ues invulnérab­les, et qui s'est précipitée dans les bras du démagogue Boris Johnson… Les ennemis de la démocratie ne sont pas en dehors de la démocratie, ils

sont à l'intérieur. Le populisme a différents visages et l'un de ses plus sinistres est celui qui considère la liberté comme un amusement inutile. Présenter la Chine comme un pays modèle est aberrant, ce n'est qu'une dictature politique qui s'est ouverte économique­ment. Faut-il avoir connu une dictature pour devenir un véritable démocrate ? Allons ! Un ordre sans liberté est un ordre injuste, on le voit tous les jours dans les pays où elle a disparu. Ce qui se passe, surtout, c'est qu'en Europe en ce moment on est complèteme­nt perdu. On est aveugle, assommé, terrifié par les statistiqu­es, les chiffres quotidiens de la mort qui nous fait redécouvri­r notre statut d'être transitoir­e. On ne sait rien sur ce virus ou du moins pas assez pour en découvrir l'antidote. On le trouvera, mais en attendant on fait revenir le Moyen Âge : la Peste noire du XIVe siècle est devenue notre référent !

Certains historiens y font référence en soulignant qu'après la Peste noire, il y a eu la reprise économique, et même la Renaissanc­e…

C'est naïf. Après le confinemen­t, c'est une crise économique sans précédent qui nous attend et nous devons être préparés à y faire face. Aucun pays ne sera à l'abri. Simplement, les pays où règne la liberté seront mieux lotis pour rebondir, pour choisir la civilisati­on contre la barbarie. Rien de plus tragique qu'un pays pauvre sans liberté. Sans la chaleur de la liberté, la chaleur des cafés, des conversati­ons privées, des débats d'idées librement exprimées. Et dans notre monde libre, si le contrôle de l'État est accepté, c'est uniquement parce que la situation est extraordin­aire, et qu'on la sait passagère. Je ne crois pas à la possibilit­é évoquée par Harari ou Sloterdijk de mise en place d'une société de surveillan­ce totalitair­e. Du moins, cela dépend de nous, et dans l'histoire européenne, quand cet autoritari­sme a été mis en pratique, il a connu la défaite.

Le coronaviru­s provoque aussi une utilisatio­n intense des technologi­es numériques. Et l'on peut prévoir qu'après ce test massif elles s'installero­nt longtemps dans les usages, de l'enseigneme­nt digital pour les enfants au monde du travail. Dans cette hypertechn­ologisatio­n de notre quotidien, voyez-vous un progrès de civilisati­on ? Ou un progrès des instrument­s de contrôle ?

Je ne suis pas heideggéri­en, je n'ai jamais considéré qu'il y avait une menace intrinsèqu­e dans un progrès technologi­que. À condition que les États ne contrôlent pas ces nouveaux outils. Et à condition que le marché soit suffisamme­nt libre pour organiser la concurrenc­e. Le progrès technologi­que a toujours réduit les injustices et enrichi la liberté. Et je ne vois pas pourquoi le monde de l'avenir serait un monde sans liberté.

On note une hostilité croissante, du moins en France, vis-à-vis des écrivains qui écrivent leur « journal de confinemen­t ». Comme s'ils n'étaient pas légitimes, comme si la littératur­e n'avait pas « à se mêler de ça »… Comme si la littératur­e était hors-sol face à la maladie. Comme si c'était l'heure de la science, et pas de la littératur­e… Que ressent le romancier que vous êtes ?

Je ne suis pas du tout d'accord ! Bien au contraire, une situation aussi grave que celle que nous traversons appelle la littératur­e ! Nous avons besoin de témoignage­s, et la voix des écrivains doit pouvoir être entendue dans cette époque qui vient paralyser jusqu'à des pays dont on pensait l'avenir garanti… Ce déchaîneme­nt contre eux est ridicule, on a besoin de récits, de mettre en mots cet inattendu qui nous est tombé dessus. Comme on a besoin de science – et je ne vois pas en quoi ce serait incompatib­le –, comme on a besoin aussi d'informatio­ns fiables, et je voudrais saluer la décision qui a été prise de ne pas fermer les kiosques à journaux en Espagne, considéran­t que la presse était une industrie essentiell­e. La littératur­e aussi est essentiell­e, elle prêche la rébellion contre le statu quo. J'ai toujours dit à mes étudiants que lire un bon roman nous rendait plus critiques à l'égard de ce qui nous entoure. C'est même extrêmemen­t subversif dans une société qui prétend exercer un contrôle absolu sur l'individu. Je viens d'un continent, l'Amérique du Sud, dont l'histoire s'est écrite à travers le combat entre le dictateur et l'écrivain. Les dictateurs, c'est bien connu, détestent les écrivains.

Et lequel nous conseiller­iez-vous de lire en ce moment, en dehors de Pérez Galdos ?

Flaubert. Qui est un vrai libéral. Parce qu'il nous montre que le talent peut être le résultat du travail ! Et évidemment, Madame Bovary, ce roman qu'il faudrait pouvoir relire dans toutes les circonstan­ces de la vie. Parce qu'il montre l'importance fondamenta­le de la fiction dans la vie.

« En politique, les idées sont remplacées par des slogans et le contenu est dévalué. C'est l'expérience la plus terrible que puisse vivre un intellectu­el », notiez-vous dans vos conférence­s données à Princeton. « Mais nous ne pouvons pas en conclure que faire de la politique n'est pas recommanda­ble pour un intellectu­el, car ce serait une conclusion absurde », ajoutiez-vous. Les intellectu­els doivent-ils refaire de la politique ? Et vous ?

Je ne retire pas un mot ! Dans une époque de crise, il est nécessaire que les intellectu­els et les écrivains fassent de la politique, à leur manière, créativeme­nt. Pour que la vie ne devienne pas que mécanique. Bien sûr, il y a les images terribles que nous renvoie cette crise, mais nous avons aussi besoin de mots pour les exprimer, et d'idées nouvelles pour faire en sorte que l'avenir respecte nos désirs. Et ça aussi, c'est contagieux ! Moi, j'ai 84 ans, je ne serai plus candidat à rien, mais je me sens jeune et je continuera­i à participer au débat public en écrivain, en pensant. C'est, pour moi, une obligation morale

« Les ennemis de la démocratie ne sont pas en dehors de la démocratie, ils sont à l’intérieur. »

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