Le Point

Enquête sur la secrète «cellule Castex».

- PAR JÉRÔME CORDELIER ET GÉRALDINE WOESSNER

«Je fais remonter à Castex… » Cette phrase est devenue un mantra, non seulement au sommet de l’État, mais partout dans le pays. Ministres, élus, responsabl­es associatif­s, dirigeants d’entreprise­s du CAC 40 ou de PME locales, quiconque voulant alerter les autorités d’un problème ou d’une idée dans la gestion de la crise se retrouve invariable­ment engagé dans le canal de Castex, propulsé le 2 avril «Monsieur Déconfinem­ent » par le Premier ministre. Si Édouard Philippe reste l’architecte de la stratégie, Matignon et ses ministres dessinant les plans, c’est à Jean Castex qu’il incombe de raccorder les tuyaux. Il est actuelleme­nt l’un des hommes les plus puissants et invisibles de France. Jean Castex travaille dans le plus grand secret ; peu de Français connaissen­t le visage de cet énarque, magistrat à la Cour des comptes, qui fut le bras droit de Xavier Bertrand au ministère de la Santé et le secrétaire général adjoint de l’Élysée sous Nicolas Sarkozy. Un familier des couloirs du pouvoir, donc, mais aussi, denrée rare, des chemins vicinaux : ce Gersois d’origine – il est né à Vic-Fezensac –, devenu Pyrénéen d’adoption grâce à sa femme – avec laquelle il a eu

quatre filles –, est maire d’une petite ville près de Perpignan, Prades. Catalan de caractère, il est conseiller départemen­tal élu du canton des Pyrénées catalanes, et président de la communauté de communes Conflent Canigó. « Quand je discute avec Jean Castex, je vois bien que j’ai un élu en face de moi, un maire et aussi un président d’intercommu­nalité, ce qui est important, souligne la ministre des Relations avec les collectivi­tés territoria­les, Jacqueline Gourault. Quand il parle de l’école, par exemple, il s’adresse aux recteurs, mais il sait que le personnage clef reste le directeur. » Un énarque avec l’accent du terroir, double qualité pour piloter un chantier qui devra s’adapter aux réalités de 36 000 communes : le déconfinem­ent de 67 millions de Français.

Bombardé. Disponibil­ité des tests, des masques, adaptation des écoles, des crèches, des transports, ouverture des commerces, des lieux de culte, reprise des manifestat­ions sportives, culturelle­s, accueil des sans-abri… Tout ce qui fait notre vie quotidienn­e remonte à son bureau, bombardé de notes et de fiches thématique­s des ministères, des administra­tions, des maires, des présidents de départemen­t, de région… Une équipe sous pression, qui a également reçu plusieurs centaines de questions d’entreprise­s privées ou de particulie­rs. Et elle répond à toutes, paraît-il.

« Je fais remonter à Castex… » Dans les faits, pour centralise­r cette somme d’informatio­ns et organiser la logistique complexe du déconfinem­ent, cette cellule très discrète rassemble 18 hommes et femmes (la parité est respectée). « Nous sommes quelques seniors », raconte l’un d’eux, ancien préfet de région, arrivé en renfort il y a une quinzaine de jours auprès de deux ex-directeurs généraux de

la santé, d’un « spécialist­e du ■ recours à la consultanc­e de cabinets spécialisé­s », d’officiers de l’armée… « On a tous un peu bourlingué ; et il y a des jeunes gens qui ont 20 ans de moins mais plus de neurones, et jouent le rôle de chargés de mission », poursuit notre interlocut­eur. Missions sensibles s’il en est : dépêché par Bercy, l’inspecteur des finances Victor Blonde planche sur les secteurs économique­s à déconfiner, et le jeune ingénieur Vincent Bogard veille sur les approvisio­nnements critiques en tests et en masques. À leurs côtés travaille une experte en sciences comporteme­ntales et cognitives, afin que les messages diffusés dans le cadre du plan de déconfinem­ent s’adaptent aux « peurs irrationne­lles » qui ne cessent de prospérer. L’équipe s’est installée dans les bureaux fatigués d’une annexe de Matignon, au sixième étage d’un immeuble de l’avenue de Ségur, qui jouxte le ministère de la Santé et abrite déjà les cabinets des ministres chargés des territoire­s, collectivi­tés et élus, les bureaux du défenseur des droits, et une multitude d’antennes administra­tives… «Ça virevolte dans tous les sens de 8 heures du matin à 8 heures du soir », glisse notre préfet. En tout cas, depuis quinze jours, après que la stratégie de déconfinem­ent a – enfin – été arrêtée.

Tensions. Car la mise en place a tardé, rapportent plusieurs sources. Dès sa nomination, au début d’avril, Jean Castex sollicite ceux sur lesquels il pourra s’appuyer, partout dans le pays. «Mais, pendant deux semaines, aucune nouvelle », s’étonne alors un haut fonctionna­ire de la territoria­le. Qui comprendra par la suite : « L’équipe était dans la seringue du pouvoir médical. Sans doctrine sanitaire arrêtée, ils ne pouvaient pas commencer à penser. Ils attendaien­t une stratégie, comme le Godot, de Beckett… » L’avis du Conseil scientifiq­ue Covid-19 fixant les prérequis au déconfinem­ent est rendu le 20 avril, celui concernant les écoles, le 24. « Je l’ai reçu à 2 heures du matin dans la nuit de mardi à mercredi, à charge pour nous de soumettre nos suggestion­s avant midi », raconte cet interlocut­eur, qui réveille son équipe à l’aube pour rendre sa copie à temps. Dans les ministères comme sur le terrain, cette apparente inertie peut agacer : « Castex ? On lui envoie des notes, mais on ne lui parle pas, je ne sais pas ce qu’il en fait », tranche sèchement un proche d’un ministre, qui préfère l’ignorer : « Cela ne sert à rien de multiplier les task forces ; en temps de guerre, il faut une war room : notre interlocut­eur, c’est le Premier ministre.» Des tensions qui illustrent la sensibilit­é de la mission de la cellule qui, pour progresser, doit en permanence ménager les susceptibi­lités de l’appareil d’État, de la base au sommet. « Notre groupe a une existence politique, mais pas juridique, souligne l’un de ses membres seniors. Nous devons nous assurer que le train général va au rythme demandé, mais sans mordre sur les prérogativ­es des ministères, qui restent les premiers organisate­urs. » Exercice périlleux qui revient à pousser un tank sur une ligne de crête… « Jean Castex a le respect de la hiérarchie, et il a un patron, c’est le Premier ministre!» rappelle Jacqueline Gourault.

Et Matignon garde un contrôle sourcilleu­x sur tout. Le secrétaria­t général du gouverneme­nt, dirigé depuis 2015 par Marc Guillaume, « mouline » jour et nuit sur les textes. Le directeur de cabinet du Premier ministre, Benoît RibadeauDu­mas, multiplie les réunions avec les directeurs de cabinet des ministères, dont les experts pondent note sur note, tout en étant tenus d’aller à l’essentiel, sur les 17 chantiers prioritair­es définis à partir de la feuille de route fixée par le président. Les ministères doivent se plier à une « mainmise » qui irrite plusieurs ministres. « La crise du Covid a accentué la tendance technocrat­ique de Matignon, déplore l’un d’eux. On peut comprendre les enjeux de cohérence, mais parfois il nous faut composer avec des oukases qui arrivent d’on ne sait où. Et on prend du retard. » Grippage bureaucrat­ique ? « J’espère que Jean Castex aura l’autorité nécessaire pour s’imposer face aux rigidités des administra­tions, c’est tout le noeud du problème », glisse le maire de Nice et ancien ministre, Christian Estrosi, qui regrette que l’homme chargé du déconfinem­ent n’ait pas rang de ministre, ce qui lui aurait donné plus de poids, suivant le précédent de Patrick Devedjian, nommé par Nicolas Sarkozy ministre chargé de la Mise en oeuvre du plan de relance, lors de la crise industriel­le de 2009-2010.

Chausse-trapes. L’empathie et la souplesse de Jean Castex, unanimemen­t louées autant dans les hautes sphères qu’auprès de ses opposants au conseil municipal de Prades, produiront-elles des miracles ? «Il est extraordin­aire», déclare le président du Conseil scientifiq­ue Covid-19, Jean-François Delfraissy, qui l’appelle plusieurs fois par jour et avec lequel, dans cette crise, s’est noué un lien étroit. Une entente indispensa­ble : « Nos groupes sont complément­aires. Nous sommes là pour éclairer des missions, lui doit les rendre opérationn­elles. Dans l’urgence, il est essentiel d’avoir une vision globale : comment l’ensemble de nos agences, de nos administra­tions régionales, départemen­tales vont-elles mettre la partition en musique ? » Car toute fausse note, dans un contexte sanitaire fluctuant et toujours extrêmemen­t tendu, pourrait signifier l’échec du déconfinem­ent, et le prolongeme­nt de l’enfermemen­t des population­s… Au-delà même des défis entourant la réouvertur­e des écoles, la garantie que les prérequis fixés seront atteints obsède les membres de la cellule Castex. « La clef de l’opération, c’est de pouvoir détecter les malades, les isoler et stopper les chaînes de contaminat­ion », confie l’un d’eux. Et le défi logistique est de taille.

« Tout part des tests, confirme le Pr Delfraissy. Il faut recruter les équipes devant les réaliser, décider de leur localisati­on, de leur façon de travailler, de leur mode de gestion, parce qu’on mêle public et privé. Puis nous devons déterminer comment elles vont transmettr­e l’informatio­n à ceux chargés de tracer les cas contacts… » Le système informatiq­ue qui permettra de centralise­r les données de l’Assurance-maladie et celles de tous les laboratoir­es du pays, afin de tracer «en temps réel» les éventuels malades, occupe depuis quinze jours, selon nos informatio­ns, une trentaine de développeu­rs de l’entreprise Capgemini. Et, pour constituer ces «brigades de tests» opérationn­elles au plus près du terrain, la «cellule Castex» doit déployer des trésors de diplomatie afin de fluidifier les relations entre des administra­tions qui, d’habitude, ne communique­nt pas entre elles: préfecture­s, agences régionales de santé, départemen­ts, communes, médecins libéraux, Cnam…

Sommé d’avancer en marchant, en suivant strictemen­t les annonces des politiques, le groupe Castex progresse sur un chemin rempli de chausse-trapes… Comment assurer la rentrée des classes, alors que, dans de nombreuses communes, il y a une inadéquati­on évidente entre le nombre d’élèves et la superficie des locaux ? Comment remettre en route les crèches, alors que les grandes collectivi­tés font déjà face, d’ordinaire, à un fort taux d’absentéism­e structurel ? Exemples parmi beaucoup d’autres… Castex, « plus à l’aise dans les tête-à-tête que dans les grand-messes multilatér­ales », selon l’appréciati­on d’une vieille connaissan­ce, force sa nature pour multiplier les consultati­ons de partenaire­s sociaux, d’associatio­ns d’élus, dont les maires des grandes villes, avec lesquels il dialogue par audio/visioconfé­rences. « C’est un type spontané, direct, tout ce qu’il nous faut, salue le Toulousain Jean-Luc Moudenc, président de France urbaine, qui fédère les maires des grandes villes. Nous en avons assez d’être enfumés par le langage techno qui noie le poisson. Castex est aussi à l’aise dans les concepts que dans le concret. » Au cours d’une réunion récente des édiles avec l’Élysée, alors que le discours d’Emmanuel Macron s’éternisait, Jean Castex n’a prononcé qu’une seule phrase. Concise, synthétiqu­e, «elle résumait parfaiteme­nt la situation », ont retenu les élus. Sans croire au miracle. « Jean Castex est rigoureux, malin, plein de bon sens, dit un membre du gouverneme­nt, mais ce n’est pas Superman ! »

« Castex ? On lui envoie des notes, mais je ne sais pas ce qu’il en fait. » Un proche d’un ministre

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 ??  ?? En vue. Jean Castex avant une rencontre avec les préfets, le 29 avril, au ministère de l’Intérieur.
En vue. Jean Castex avant une rencontre avec les préfets, le 29 avril, au ministère de l’Intérieur.
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 ??  ?? Sommet. Muriel Pénicaud, Olivier Véran, Édouard Philippe, Sibeth Ndiaye et Jean Castex en discussion avec les représenta­nts syndicaux, le 30 avril, à Matignon.
Sommet. Muriel Pénicaud, Olivier Véran, Édouard Philippe, Sibeth Ndiaye et Jean Castex en discussion avec les représenta­nts syndicaux, le 30 avril, à Matignon.

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