Le Point

La soviétisat­ion rampante de l’économie française

- Étienne Gernelle

La France, qui est déjà au sommet de la hiérarchie mondiale en termes de dépenses publiques par rapport au PIB (56 %), ne redescendr­a pas de son piédestal de sitôt.

Restera-t-il assez d’entreprise­s privées pour financer nos dépenses publiques ? Pour bien comprendre la logique de cette question, il faut lire ce bijou de « modélisati­on », comme on dit aujourd’hui, signé par Michel Audiard dans un petit livre intitulé Vive la France (paru chez Julliard, en 1973), dans lequel il spécule sur les effectifs des armées : « En 1885, le nombre de nos braves à trois poils à morganer du hulan s’élevait à 4 millions, le nombre des officiers généraux (rescapés du Mexique, de Sedan et de Reichshoff­en) n’était que de 62… alors qu’en 1973, l’armée tous azimuts compte 575 327 bidasses pour 2 475 officiers supérieurs. Suivez-moi bien dans la prospectiv­e ! Si la courbe actuelle se maintient, il n’est pas interdit d’espérer que nous possédions en 1997 un effectif de 176 246 culottes de peau… pour un seul homme de troupe ! » Le calcul est fantaisist­e, mais drôle, voire saisissant, si l’on s’amuse à changer le corps des « officiers généraux » par le secteur public et les « hommes de troupe » par le privé… Depuis le début du confinemen­t, la contractio­n du PIB (- 8,2 % prévus pour 2020 par la Commission européenne) n’est déjà pas réjouissan­te, mais elle masque en outre un recul plus fort du secteur marchand, le « non marchand » – plus important chez nous qu’ailleurs en Europe – étant en général évalué d’un point de vue comptable par ses coûts, c’està-dire surtout par les salaires, et non par son chiffre d’affaires. Bref, c’est le privé qui fait l’essentiel de la chute. La suite des événements ne devrait pas inverser la tendance. La crise du Covid va entraîner un spectacula­ire rétrécisse­ment du monde de l’entreprise, par le biais de faillites et de destructio­ns d’emplois. Pour l’heure, une bonne part de cet univers-là est sous une salutaire perfusion : chômage partiel ou technique, prêts garantis par l’État et plans de soutien sectoriels. Lorsque la brume se dissipera, que les coussins seront retirés – et il ne fait aucun doute qu’ils le seront, tant l’État est endetté –, le véritable paysage se découvrira. Et ce ne sera pas beau à voir.

Choc asymétriqu­e. Les grandes entreprise­s réduiront peut-être moins la voilure que les autres. Elles sont mieux équipées pour chercher du financemen­t et, en général, plus réticentes aux procédures de licencieme­nt. Les moyennes hésiteront moins. Les petites encore moins. Question de survie. Et puis le quatrième cercle, celui des indépendan­ts, ne passera même pas par la case licencieme­nt, ce seront des petites banquerout­es invisibles. Des disparitio­ns silencieus­es.

La sphère publique ne subira rien de tout cela, évidemment. Avant la crise, Emmanuel Macron avait déjà renoncé à son engagement de suppressio­n de 120 000 postes dans la fonction publique. Celle-ci est encore moins à l’ordre du jour. D’abord parce qu’une partie des fonctionna­ires est « en première ligne » (les soignants, bien sûr) ou en « deuxième ligne » face au Covid. Ensuite parce que l’heure est plutôt aux grands plans d’investisse­ment (souvent justifiés), pas aux réductions de coûts. Il ne s’agit donc pas de dire qu’il faut sabrer immédiatem­ent dans les effectifs de la fonction publique, cela reviendrai­t en outre à aggraver la récession. Mais il faut en être conscient : le déséquilib­re sera patent. Le choc sera asymétriqu­e et il en résultera forcément une pénurie de contribute­urs au système. Car si aux yeux de certains le secteur privé est une chose plutôt vulgaire – ceux qui font des profits sont des profiteurs, c’est connu –, il cotise quand même ! En charges, en impôts, de façon directe et indirecte. L’entreprise nourrit aussi, pardon de le rappeler, l’appareil public et la sécurité sociale…

Soldat inconnu. Au passage, dans la sécurité sociale, il y a les retraites. Jusqu’au mois de mars, leur réforme était indispensa­ble. On répétait à l’envi – et à juste titre – que sans équilibre durable entre cotisants et pensionnés, tout s’écroulerai­t. Aujourd’hui, cette « mère de toutes les réformes » est portée disparue. Pourtant, la massive destructio­n d’emplois attendue ne va pas améliorer les comptes de nos retraites. Si les fameux régimes spéciaux, qui permettent, par exemple, à un conducteur de bus de la RATP de partir à 52 ans, relevaient de la folie il y a trois mois, que dire aujourd’hui ? Une chose est sûre, la France, qui est déjà au sommet de la hiérarchie mondiale en termes de dépenses publiques par rapport au PIB (56 %), ne redescendr­a pas de son piédestal de sitôt. À moins d’accepter une soviétisat­ion rampante de l’économie française, il faudra bien faire quelque chose. Dans Vive la France, Michel Audiard trouvait tout de même une conséquenc­e positive à son burlesque calcul sur les gradés et les hommes de troupe : le jour où il ne resterait qu’un seul bidasse, disait-il, il n’y aurait au moins plus de doute en cas de guerre sur l’identité du soldat inconnu… Dans le cas de l’économie française, si le secteur privé se trouvait réduit comme peau de chagrin, la tâche de l’Urssaf et celle de l’administra­tion fiscale pourraient au moins s’en trouver drôlement simplifiée­s…

Allez, ne faisons pas trop de mauvais esprit. Et surtout, ne désespéron­s pas, cela donne mauvaise mine. « L’optimiste est un imbécile heureux. Le pessimiste est un imbécile malheureux », soulignait Bernanos. Puisse simplement cette fable audiardesq­ue rappeler au gouverneme­nt, au coeur de la fièvre étatiste actuelle, que la collectivi­sation a ses limites, bien établies par l’Histoire… ■

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