Éditoriaux : Pierre-Antoine Delhommais, Luc de Barochez, Jean-François Bouvet
Le virus est partout, la défiance également. La machine économique ne pourra pas repartir sans un regain d’espérance envers ceux qui nous gouvernent.
«Une des leçons les plus importantes que nous puissions retenir de l’examen de la vie économique est que le bien-être d’une nation, de même que sa capacité à être compétitive, tient à un seul trait culturel : le niveau de confiance général », écrivait, en 1995, le politologue américain Francis Fukuyama. Vingt ans plus tôt, déjà, le Prix Nobel d’économie Kenneth Arrow avait mis en évidence le rôle crucial joué par la confiance dans l’activité économique, sorte de main invisible guidant la consommation et l’épargne des ménages, l’investissement des entreprises, les échanges commerciaux, l’innovation technologique ou le marché du crédit.
Plus rapidement et brutalement encore qu’elle a fait disparaître des magasins les flacons de gel hydroalcoolique, la pandémie de Covid-19 a fait s’envoler la confiance des différents acteurs économiques et plonger les indicateurs qui permettent de la mesurer. Qu’ils concernent les industriels allemands, les consommateurs américains ou les ménages français, tous viennent d’enregistrer au mois d’avril des chutes d’une ampleur inédite.
La perte de confiance est globale, mondiale, collective et individuelle. Elle s’observe dans tous les domaines et se décline à tous les niveaux. À l’égard de gouvernements qui appliquaient à tout et n’importe quoi le principe de précaution mais ont négligé de constituer des stocks suffisants de masques chirurgicaux pour les personnels soignants. À l’égard des bonnes âmes qui alertaient inlassablement sur les dangers du glyphosate mais ne s’étaient jamais inquiétées de la menace d’une pandémie. À l’égard d’une communauté scientifique médicale rendant des avis aussi tranchés que contradictoires et où les batailles d’ego n’ont rien à envier à celles observées dans la classe politique.
Défiance accrue également vis-à-vis d’une Chine toutepuissante industriellement, mais sacrément menteuse. Vis-àvis d’une Amérique ayant élu un président capable de suggérer d’avaler des produits désinfectants pour combattre le virus. Vis-à-vis d’une Allemagne toujours aussi exemplaire, mais toujours aussi réticente à l’idée de sortir son carnet de chèques pour aider les pays d’Europe du Sud surinfectés et surendettés. Défiance croissante à l’égard de Français visiblement plus préoccupés par la réouverture des plages et leurs vacances d’été que par la terrible crise économique qui s’annonce et par la menace de faillite du pays. Défiance généralisée, enfin, à l’égard d’autrui, de celui qu’on croise au supermarché et qui ne porte
La France est le pays du monde où le manque de confiance face à la pandémie est le plus grand.
pas de masque, à l’égard de soi-même avec la crainte d’être malade sans symptômes et de contaminer sa voisine octogénaire en lui apportant une baguette de pain.
Les enquêtes internationales montrent que la France est le pays du monde où le manque de confiance face à la pandémie est le plus grand. Ceux qui avaient lu le petit essai de Yann Algan et Pierre Cahuc, La Société de défiance, n’en seront pas surpris. Les deux économistes y analysaient en détail le déficit général de confiance en France – envers le gouvernement, les élus, les autres citoyens, les administrations, les syndicats, les entreprises, le marché, etc. –, à l’origine, selon eux, d’une grande partie de ses difficultés économiques. Ils allaient même jusqu’à affirmer que l’écart de confiance constaté entre la France et la Suède expliquait les deux tiers de la différence de revenu par habitant entre les deux nations. Une comparaison qui prend une résonance toute particulière aujourd’hui, la Suède étant le seul pays à avoir eu suffisamment confiance en lui-même pour décider de ne pas imposer de mesures de confinement.
La pandémie, en revanche, semble aggraver ce mal qui ronge la France depuis des décennies et qu’Emmanuel Macron avait évoqué lors de son discours d’investiture en se fixant comme premier objectif «de rendre aux Français cette confiance en eux depuis trop longtemps affaiblie ». Inutile de dire que le Covid-19 a rendu cet objectif aussi inaccessible que celui du retour à l’équilibre budgétaire d’ici la fin du quinquennat.
Kenneth Arrow comparait le rôle de la confiance à celui d’un lubrifiant. Il faudra déverser des millions de tonnes d’huile sur la machine économique mondiale pour parvenir à la dégripper. Pour que les avions sillonnent de nouveau le ciel, pour que les entreprises aient plus envie d’investir que de licencier, pour que le plaisir d’aller faire du shopping l’emporte sur la peur de contracter le virus en essayant une paire de chaussures, pour revoir des groupes de touristes chinois faire la queue en rangs serrés au pied de la tour Eiffel
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