Macron peut-il s’inspirer de Roosevelt ?
En plein New Deal, le Federal Writers’ Project subventionna les écrivains pour raconter l’Amérique de tous les Américains.
Quand, peu de temps avant sa mort en 1945, un journaliste lui a demandé ce que l’on retiendrait en priorité du New Deal, Franklin Roosevelt a répondu : « Dans cent ans, mon administration sera connue pour sa production artistique et non pour le soulagement qu’elle a apporté à des millions d’Américains. » Des mots forts de la part d’un président qui avait la réputation d’être davantage porté sur les questions sociales que sur la culture. Dès sa campagne de 1932, au cours de laquelle il parcourt le pays et recueille les doléances de dizaines de milliers de ses compatriotes, le candidat démocrate, gouverneur de l’État de New York, réalise l’ampleur des ravages du krach de 1929 sur tous les États et toutes les couches de la population. C’est pourquoi, en prônant une politique d’investissement massif, il entend donner de l’activité non seulement aux ouvriers et aux fermiers du pays, mais aussi aux poètes, aux écrivains, aux photographes et aux journalistes, ceux-là mêmes qui défilent en nombre dans les rues des grandes villes avec, sur le dos, des pancartes où l’on peut lire: « Les auteurs aussi ont besoin de manger. » Une ambition qu’il partage avec sa femme, Eleanor, très impliquée dans le mécénat culturel, mais surtout avec les membres de son Brain Trust, un comité informel d’économistes et d’intellectuels – dont beaucoup sont issus de l’université Columbia, à New York – qui a inspiré les grandes lois de relance économique.
Membre de ce comité, Harry Hopkins, principal théoricien du New Deal, dirigera, en 1935, la Works Progress Administration (WPA), l’agence chargée de mettre en application la politique keynésienne de Roosevelt, dont dépendra le Federal Writers’ Project (FWP) pour les écrivains, comme
Ces écrivains subventionnés sont des « messagers de bonne volonté », comme il est dit sur les formulaires d’embauche.
d’autres programmes consacrés au théâtre ou à la musique, réunis au sein du projet Federal One.
Dans sa récente intervention axée sur le « monde de la culture», Emmanuel Macron a promis un « grand programme de commandes publiques » auprès de divers métiers du secteur durement touchés par la crise sanitaire. « Qu’on mette le paquet ! » a-t-il insisté, non sans quelques accents rooseveltiens…
Mais, avant d’être une affaire de gros sous, l’histoire du Federal Writers’ Project a été une formidable aventure humaine, qui a profondément imprégné la littérature américaine et mis en lumière des pans de l’histoire du pays, méconnus ou refoulés. En l’occurrence, la France des années 2020 ne transgresse aucun tabou en subventionnant sa culture : elle perpétue une tradition. Pour les ÉtatsUnis des années 1930, la chose était tout bonnement inconcevable. D’autant plus que les écrivains étaient alors souvent perçus par les élites conservatrices comme des agents de division bien peu patriotiques, bohémiens pour ne pas dire communistes. Faisant fi de ces perceptions, Roosevelt convainc le Congrès, en 1933, d’adopter l’un des plus grands projets d’édition jamais conçu. « C’était l’une des entreprises les plus nobles et les plus absurdes jamais tentées par un État », dira le grand poète anglo-américain W. H. Auden, bénéficiaire du programme.
L’idée initiale ne consiste pas seulement à fournir du travail à quelques intellectuels fauchés, mais à investir dans un immense projet d’éducation populaire qui instruirait les foules et susciterait un sentiment d’appartenance à un territoire. Ces écrivains subventionnés sont, comme il est dit sur les formulaires d’embauche, des « messagers de bonne volonté ».
Choses vues. À sa création, le FWP installe des bureaux dans plusieurs États et recrute toutes sortes de personnes revendiquant un talent d’écriture ou une maîtrise du journalisme – dont quelques imposteurs, mais également d’immenses écrivains. Entre 1935 et 1942, le FWP embauche plus de 7 000 auteurs, parmi lesquels des poètes qui deviendront célèbres, comme Conrad Aiken (prix Pulitzer) et Archibald MacLeish, des romanciers tels John Steinbeck (prix Nobel de littérature 1962), Erskine Caldwell, John Dos Passos, Saul Bellow (prix Nobel de littérature 1976), Ralph Ellison et Nelson Algren. Leurs travaux sont de véritables documents littéraires qui alimentent aujourd’hui encore la recherche sur cette période, que l’écrivain David Taylor a retracée dans Soul of a People (« l’âme d’un peuple »).
Leur mission première était de produire des guides touristiques de leurs États. Des guides réalisés « par le peuple et pour le peuple », célébrant l’Amérique dans toute sa profondeur, comme le clame Roosevelt lors de la Semaine du guide, en 1941, peu avant Pearl Harbor. Il y en eut 378,
■
mois qui entretient également leurs familles, ces jeunes auteurs sillonnent les routes américaines – elles-mêmes construites par des travailleurs subventionnés – pour frapper aux portes des usines, pénétrer dans des réserves indiennes et des communautés acadiennes et errer dans des ghettos malfamés. Dans un style sobre et sans misérabilisme, ce sont les souvenirs d’une fille de ferme de Dakota City, les chansons d’un clochard de Lincoln ou les anecdotes d’un fermier d’Omaha que l’on publie désormais. L’accent est mis sur le folklore (« tradition populaire ») et sur les injustices. Un manuel d’instructions recommande aux auteurs d’employer un ton « honnête » : « Le style doit être un modèle de précision succincte. »
Une enquête colossale. L’historienne et professeure d’études africaines Maryemma Graham affirme que ce programme a également eu « un impact important sur l’écriture noire avant le mouvement des droits civiques. Plus fort encore que celui de la Renaissance de Harlem [mouvement culturel afro-américain de l’entre-deux-guerres, NDLR] ». Et pour cause : en plus d’avoir lancé des auteurs noirs promis à une renommée internationale, comme Langston Hughes, Richard Wright et Dorothy West, le programme a permis la collecte de 2 300 témoignages d’anciens esclaves. Pour la première fois, le calvaire des travailleurs forcés dans les plantations de coton du Sud est raconté par les victimes elles-mêmes. Une enquête colossale qui sert encore aujourd’hui de référence à tous ceux qui, historiens, romanciers ou cinéastes, travaillent sur l’esclavagisme. Grâce à son travail de terrain en Floride, la romancière noire Zora Neale Hurston a publié, en 1937, son chef-d’oeuvre Their Eyes Were Watching God, traduit en français sous le titre Une femme noire. De même a-t-on appris, plus tard, que le classique Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, de Ralph Ellison (1952), était tiré du témoignage d’un habitant de Harlem qui jurait, lors d’une enquête pour le FWP, qu’un de ses voisins noirs pouvait se rendre invisible. « Sans ce programme, le taux de suicide aurait été beaucoup plus élevé chez les écrivains », affirmait Nelson Algren, romancier de Chicago dont L’Homme au bras d’or a remporté le premier National Book Award, en 1950.
Mais tous ces travaux n’étaient pas du goût de tous. La presse conservatrice dénigrait les écrits de ces auteurs « gauchistes et antiaméricains ». Des élus conservateurs au Congrès voulurent réduire et même supprimer les subventions accordées à des écrivains qu’ils jugeaient subversifs, quand d’autres considéraient que l’État n’avait pas à fonctionnariser la production culturelle. De violentes polémiques sont nées à la suite d’enquêtes sur les conditions de travail dans des usines ou les exactions racistes du Ku Klux Klan. Avec l’entrée en guerre des États-Unis et le redémarrage de l’économie, Roosevelt revit ses priorités, et, peu à peu, à partir de 1943, Federal One fut démantelé et privé de ressources. Reste un immense héritage que l’on peut consulter à la bibliothèque du Congrès
■