Le Point

Pierre-Henri Tavoillot : « Vivre ensemble, c’est réfréner son ego »

Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot évalue les forces et les faiblesses de la démocratie française à l’heure du déconfinem­ent.

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Le Point: Après les Gilets jaunes et les grèves de l’hiver, comment jugez-vous le Grand Confinemen­t sous l’angle de la démocratie? Pierre-Henri Tavoillot:

Ce rappel est intéressan­t, car il démontrel’extraordin­aireplasti­cité de la démocratie, qui a accueilli en un court laps de temps deux exigences extrêmes mais inverses. Dans un cas, la demande d’une participat­ion citoyenne totale (le référendum d’initiative citoyenne) ; dans l’autre, une aspiration à être protégé et gouverné par un superpilot­e. Horizontal­ité par temps calme ; verticalit­é par gros temps. Raison pour laquelle il faut être prudent avec des réformes institutio­nnelles qui feraient pencher la balance d’un seul côté. Notre régime fait preuve de capacité d’adaptation, c’est la bonne nouvelle.

Pierre-Henri Tavoillot Philosophe. Dernier ouvrage paru : « Comment gouverner un peupleroi ? » (Odile Jacob).

Vous voyez le verre à moitié plein. Mais cette verticalis­ation a-t-elle, en définitive, bien fonctionné?

Il manque encore deux ingrédient­s pour que notre cuisine démocratiq­ue soit digeste. En amont de la décision, nous ne parvenons pas à établir le bon diagnostic sur les sujets à enjeux. On en a eu la preuve évidente sur notre système de santé avant la crise : de longs débats, mais vains, entre les « faut-plus-demoyens » et les « yakadégrai­sser ». Ils n’ont pas permis d’identifier les points de blocage que nous constatons aujourd’hui cruellemen­t sur les masques, sur les tests, sur l’articulati­on privé/public et qui révèlent un profond défaut d’organisati­on. En aval de la décision, il nous manque le moment d’une vraie reddition de comptes politique qui ne soit pas uniquement médiatique (en mode contrôle continu), judiciaire ou électorale. Ce serait l’étape où l’on fait un bilan lucide de ce qui a fonctionné ou pas dans la gestion d’une crise. Pour ma part, comme citoyen, je serais prêt à accepter des restrictio­ns de liberté pour une durée limitée si j’étais certain qu’on examine après coup l’efficacité, la pertinence et la proportion­nalité de ces mesures. Le Parlement devrait d’ores et déjà poser les jalons de cet examen a posteriori. Or on ne l’entend pas. En France, on sait râler, détester, gouverner droit dans ses bottes, mais on ne sait pas évaluer avec rigueur l’action publique. D’où le sentiment que les choses n’avancent pas et, avec lui, l’impression délétère que notre destin nous échappe. C’est la dépossessi­on démocratiq­ue qui ouvre la voie aux populismes.

Mais comment rendre des comptes quand, à nouveau dans la Ve République, le Premier ministre, qui mène la politique, risque d’en faire les frais une fois la tempête passée?

C’est en effet une fâcheuse habitude. Or il devrait pouvoir expliquer ses choix. On saisit actuelleme­nt l’écart entre la temporalit­é du Premier ministre, qui met en oeuvre une politique au présent, et celle du président, dont la logique s’inscrit dans le temps long. Pour Emmanuel Macron, on gouverne mieux en temps de crise qu’en temps de paix, car la tempête est une opportunit­é de réforme. Mais, là, ça fait beaucoup : Gilets jaunes, retraites, pandémie… Nous avons beaucoup trop subi pendant que des sujets urgents et cruciaux étaient laissés en jachère : santé, éduca

tion, endettemen­t, politique migratoire, séparatism­e… L’épidémie arrive sur un terrain bien affaibli.

Quels types d’action préconisez-vous pour résoudre ce déficit de diagnostic?

Le Parlement ne peut se contenter d’être le greffier de l’exécutif. Il doit examiner en amont si la loi est nécessaire ; en aval si elle a été efficace. Il faut renforcer cette double fonction parlementa­ire plutôt que de créer d’autres instances

– du type Convention citoyenne pour le climat –, car cela n’éclaire en rien le débat (sauf pour ses participan­ts) et n’ajoute pas une once de légitimité aux éventuelle­s décisions qui seront prises. Le renforceme­nt des missions délibérati­ves du Parlement me semble donc une priorité qui n’exige aucun changement institutio­nnel. Il faut juste que les députés, et notamment ceux de la majorité, fassent le boulot. De ce point de vue, on ne peut qu’apprécier qu’Édouard Philippe ait choisi de rendre public le plan déconfinem­ent devant l’Assemblée et non au journal de 20 heures – manière pas seulement symbolique de rappeler que pendant les travaux de crise, la démocratie reste ouverte.

« En France, on sait râler, détester, mais pas évaluer avec rigueur l’action publique. »

Avez-vous été étonné par la relative obéissance des Français quant à leur privation de mobilité?

Non, et je suis même surpris que l’on puisse être surpris.

obéit aux lois parce qu’il veut être libre aujourd’hui ■ et le rester demain.

À cet égard, le déconfinem­ent, moins univoque, peut-il prolonger cette obéissance?

Le confinemen­t, même s’il est vécu de manière très variée, avait l’avantage de la simplicité. D’un côté, les Français qui restaient chez eux, de l’autre, ceux qui allaient travailler. Les mesures prises pour le déconfinem­ent sont graduées et diverses. La période sera plus complexe, plus tendue. Les gens ont vécu différente­s expérience­s, chaque individu va être confronté à des règles qui ont changé et qui vont changer, le « confort » du confinemen­t s’estompera, on sera à nouveau confronté aux autres, l’unanimisme va voler en éclats, ce dont la politique, qui revient au galop, sera aussi le reflet. Cette phase sera plus anxiogène. Il faut se préparer à cela aussi.

Qu’espérer de la décentrali­sation vers les maires à laquelle l’État s’est résolu?

C’est une bonne nouvelle. Autant l’interdicti­on peut être décrétée d’en haut, autant la réouvertur­e ne peut se gérer que d’en bas, à la fois par les autorités déconcentr­ées de l’État (les préfets) et par les pouvoirs décentrali­sés, notamment des maires. Ce sera plus compliqué et moins lisible sans doute, mais comment faire autrement ?

Cette période a marqué aussi un retour vers la quintessen­ce de la décision politique…

En effet. On sait que la décision politique ne consiste jamais à choisir entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire. On en a vu l’illustrati­on avec les élections municipale­s, le confinemen­t, sa durée, le déconfinem­ent, sa date… Quel que soit le choix, il sera critiqué, car trois logiques équivalent­es sont en lice : la santé, les libertés, la prospérité. L’équilibre parfait est impossible et la critique inéluctabl­e. J’aurais toutefois plus de bienveilla­nce que le Premier ministre envers la logorrhée réticulair­e [des réseaux sociaux, NDLR] : la critique est un trait bien français, accentué par l’inaction et l’impuissanc­e auxquelles ont été réduits les citoyens. Et pourtant, une autre bonne nouvelle, trop peu soulignée, est le formidable renforceme­nt de l’espace public que la pandémie a provoqué : on ne s’est jamais autant renseigné, on n’a jamais autant débattu, dans le sens noble du terme. On a pu constater aussi avec quelle rapidité les réseaux sociaux eux-mêmes vérifiaien­t désormais leurs infox – un fact-checking qui témoigne d’une soudaine maturation. Le virus a aussi renforcé les médias « de référence ».

Comment analyser, pourtant, la mauvaise humeur du Premier ministre envers la société médiatisée, cataloguée comme extension du «café du commerce»?

En l’écoutant, j’ai songé à cette devinette. Combien faut-il de psychanaly­stes pour changer une ampoule ? Réponse : un seul, à condition que l’ampoule ait envie

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