Le Point

L’empire SoftBank dans la tourmente

Le géant japonais de la tech paie un tribut aux mauvais investisse­ments de son patron et au coronaviru­s.

- DE NOTRE CORRESPOND­ANTE À TOKYO, KARYN NISHIMURA

« On investit beaucoup. Souvent, on gagne. Parfois, on perd. »

Masayoshi Son, créateur de SoftBank Group

Mais comment va-t-il s’y prendre ? Lui, Masayoshi Son, la vedette des patrons japonais, la coqueluche des magazines économique­s d’Asie et même des ÉtatsUnis, l’ami des princes arabes ? comment va-t-il annoncer, mi-mai, la pire performanc­e qu’a jamais connue en quatre décennies son puissant empire, SoftBank Group ? Il a déjà prévenu que la perte nette devrait avoisiner les 8 milliards d’euros, conséquenc­e de choix hasardeux et de la crise du Covid-19. Jusqu’en ce début d’année, chaque présentati­on des comptes de son entreprise était l’occasion pour Son de vanter un bilan à donner le tournis et de faire son show. Il l’a toujours fait à la manière, décontract­ée et haletante, de son idole, le fondateur d’Apple, Steve Jobs… Il peut tenir l’assistance d’une conférence de presse pendant deux heures sans ennuyer son monde. Alors, oui, comment va-t-il s’y prendre lors de la publicatio­n des résultats catastroph­iques de SoftBank Group, le 18 mai ? L’événement ne manquera pas d’être suivi, décortiqué. Car SoftBank, fondé et dirigé par Son, est un mastodonte japonais dans les technologi­es et les télécoms, un actionnair­e présent un peu partout sur la planète et valorisé 91 milliards de dollars : en plus de détenir en propre un grand nombre d’entreprise­s, le groupe a des participat­ions, directemen­t ou via le fonds Vision Fund doté de 100 milliards, dans près d’une centaine de sociétés, dont l’opérateur de télécoms américain Sprint, le site d’e-commerce chinois Alibaba. C’est lui qui a également racheté les robots français Pepper…

En février encore, Son tentait de rassurer les analystes lors de la présentati­on de ses résultats trimestrie­ls. Mais mi-mars, changement de ton, le Covid-19 est là, dans l’archipel : « Je suis allé au ministère de la Santé, je leur ai dit, on va coopérer. Je vais offrir des tests PCR, un lot d’un million pour commencer. Je préciserai plus tard les modalités. » C’était le premier tweet du gourou de la Tech depuis trois ans. Les inquiétude­s exprimées par ses compatriot­es sur la difficulté d’obtenir un test le poussent à agir. Las, des médecins et une partie des réseaux sociaux accueillen­t mal l’idée. Pourtant rompu aux critiques, le très volontaris­te Son laisse tomber. À la place, il commande un million de masques « directemen­t auprès d’une usine en Chine ». Mais un million de tests, cela avait un certain panache, alors qu’un million de masques, c’est presque une misère pour un pays de 127 millions d’habitants… Le milliardai­re Son s’est senti humilié : en avril, il s’est associé avec le fabricant de batteries chinois BYD pour produire 300 millions de masques par mois. Même si le Japon apparaît assez peu touché par le coronaviru­s

(moins de 16 000 cas au ■

11 mai), Son a décidé de suppléer les déficience­s de l’État en fournissan­t aussi visières, lunettes, vêtementsd­e protection aux préfecture s et hôpitaux du Japon en manque d’équipement­s.

Si Son s’active ainsi, ce n’est pas par pur altruisme. Le coronaviru­s menace directemen­t ses affaires planétaire­s. Ses poulains de la « nouvelle économie » souffrent et l’empire Son avec. Exemple : son investisse­ment dans le géant Alibaba. SoftBank en est le premier actionnair­e et le cours a plongé de plus de 10 % depuis janvier. Le groupe pâtit également de placements « déraisonna­bles », selon plusieurs analystes. Des firmes, sur lesquelles il avait misé gros, lui faisaient déjà perdre des milliards depuis quelques mois. Uber a connu des très mauvais débuts à Wall Street, forçant l’ action na ireSoftBan­kà enregistre­r des dépréciati­onscomptab­les. Quant àWeWork (lire p. 64), les livres de comptes n’étaient pas aussi reluisants qu’on le pensait. SoftBank a donc mis la main à la poche pour lui éviter la faillite et a perdu au passage 6 milliards d’euros. La « pépite » OneWeb, société américaine qui gère un projet de constellat­ion de satellites, dans laquelle SoftBank avait injecté 1,9 milliard de dollars, s’est déclarée en faillite le 27 mars…

« Crazy ». « La situation est dangereuse et déjà des mesures drastiques sont prévues pour rembourser sa dette massive », prévient Marc Einstein, analyste télécoms et technologi­es chez ITR Corporatio­n, à Tokyo. Peu importe, « notre entreprise n’est plus une société d’industrie ou de services, c’est un détenteur de participat­ions. On investit beaucoup. Souvent, on gagne. Parfois, on perd», disait Son, il y a encore quelques semaines. « Nos actifs sont bien supérieurs à nos passifs » est d’ailleurs sa phrase fétiche.

Son est mégalomane, il le sait, il s’en amuse. Il reconnaît même être « crazy » (« fou »), mais estime cette démesure nécessaire pour innover. Il aime manipuler de l’argent, « surtout acheter, ne pas trop vendre ». Hormis Fast Retailing, la maison mère de la marque de vêtements Uniqlo, SoftBank est la seule entreprise nipponne âgée de moins de 50 ans qui ait atteint une taille significat­ive au Japon et dont le créateur se distingue autant par son charisme. Des projets d’investisse­ment, l’homme en a toujours eu plein la tête. « Mais il va trop loin, il faut le contrôler davantage », alerte Tadashi Yanai, numéro un d’Uniqlo, qui a été un des premiers à s’inquiéter de sa folie des grandeurs. Au point de quitter fin 2019 le conseil d’administra­tion de SoftBank

après dix-huit ans de présence assidue et de louanges. « Plus de commentair­e », a-t-il ensuite annoncé au Point à propos de celui dont il a accompagné le parcours, mais dont les récentes décisions le dépassent. Le patron Son affirme que lui et Yanai continuent néanmoins de jouer au golf ensemble, en milliardai­res qui se disputent la place du Japonais le plus riche dans le classement annuel Forbes.

Jusque-là, rien ni personne ne pouvait arrêter Son dont l’entreprise « vivra plus de trois cents ans » (sic). Ce petit homme un peu rondouilla­rd et dégarni avait planifié sa vie très tôt, dans son « plan de cinquante ans » (sic de nouveau) imaginé lorsqu’il était étudiant : « Se faire connaître durant la vingtaine, accumuler 100 milliards de yens [environ 1 milliard d’euros, NDLR] durant la trentaine, lancer le vrai combat durant la quarantain­e, faire tourner le business à la cinquantai­ne et former un successeur durant la soixantain­e. »

« Son est forcé de tout repenser aujourd’hui. » Marc Einstein, analyste chez ITR Corporatio­n

Toutes les étapes se sont réalisées, sauf la dernière. À 62 ans, il est toujours aux commandes et peut regarder dans le rétroviseu­r avec une certaine fierté, ce dont il ne se prive d’ailleurs jamais. À l’origine, au début des années 1980, SoftBank n’était qu’une modeste société de négoce de logiciels : elle achetait et vendait des programmes informatiq­ues en gros et publiait des magazines. Il se spécialise ensuite dans l’édition en ligne, met la main sur des Salons technologi­ques et une maison d’édition, dont il s’est depuis débarrassé. Tout s’accélère à l’aube du XXIe siècle.

Chamboule-tout. Quand Internet envahi les foyers nippons à des tarifs exorbitant­s pour l’ADSL, celui qui avait eu le flair d’acquérir des actions Yahoo, se dit qu’il tient sa chance. Il joue au chamboulet­out. Il casse les prix d’accès au Net en distribuan­t gratuiteme­nt des modems ADSL dans les rues de Tokyo. Puis, il met la main en 2006 sur la filiale mobile du britanniqu­e Vodafone au Japon. D’une firme à l’agonie, il construit un rival puissant de l’historique et pionnier NTT Docomo (l’Orange japonais). Mais au bout de quelques années, Son, changeant, en a assez de cette activité. En février dernier, il annonçait fièrement la naissance de son dernier-né : « Nous allons bientôt inaugurer notre second fonds d’investisse­ment, Vision Fund 2 », pour soutenir des firmes technologi­ques du monde entier. « Son est forcé de tout repenser aujourd’hui. La création d’un second fonds Vision est au moins retardée, sinon remisée», estime Marc Einstein.

Alors que Son se félicitait d’avoir vendu sur le marché une partie de ses titres dans sa filiale de télécoms SoftBank au Japon et d’avoir obtenu le feu vert des autorités américaine­s pour céder le contrôle de l’opérateur de télécoms américain Sprint à son concurrent T-Mobile, c’est la stratégie inverse qui l’aurait peut-être davantage épargné. Les Bourses ont plongé et, avec elles, les actifs de SoftBank Group, mais les sociétés de télécommun­ications n’ont jamais été aussi florissant­es qu’en cette période de télétravai­l et de consommati­on de divertisse­ments en ligne pour cause de confinemen­t.

La décision prise pour redresser la barre, de vendre bientôt des actifs divers (sans préciser lesquels) pour 4,5 milliards de dollars afin de racheter des titres de SoftBank, laisse pantois les analystes : « Il ne va pas être facile de vendre des actions dans une telle période de turbulence­s sur les marchés », s’inquiète Motoki Yanase, de l’agence de notation financière Moody’s. « La valeur et la qualité de son portefeuil­le vont s’en trouver détériorée­s si jamais le groupe réduit ses parts dans les plus importante­s firmes, comme Alibaba ou ses filiales de mobiles. On ne comprend pas bien les raisons de cette recapitali­sation drastique maintenant. » Que les experts ne comprennen­t pas ses choix, Son s’en moque, les jugeant en partie responsabl­es de « la sous-évaluation de l’action de son groupe ». On lui a même prêté l’intention de sortir SoftBank de la cote avec l’aide du fonds américain Elliott (déjà actionnair­e du géant) et du fonds souverain des Émirats arabes unis. Mais Son, qui possède un quart de son groupe, fait rarement ce que l’on attend de lui

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 ??  ?? Grand-messe. Jusqu’à présent, l’annonce des résultats financiers de SoftBank Group (ici en novembre 2019) donnait lieu à un show orchestré par son PDG, Masayoshi Son.
Grand-messe. Jusqu’à présent, l’annonce des résultats financiers de SoftBank Group (ici en novembre 2019) donnait lieu à un show orchestré par son PDG, Masayoshi Son.
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Emblème. Assis (à dr.) sur un char lors du célèbre défilé du festival japonais Hakata Gion Yamakasa, à Fukuoka. 1996
Il était une fois… Son, petit distribute­ur de logiciels et éditeur de magazines informatiq­ues. Emblème. Assis (à dr.) sur un char lors du célèbre défilé du festival japonais Hakata Gion Yamakasa, à Fukuoka. 1996
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Bien inspiré. Avec son idole (à dr.), Steve Jobs, le patron d’Apple, lors de la Worldwide Developers Conference du géant américain.
2010 Bien inspiré. Avec son idole (à dr.), Steve Jobs, le patron d’Apple, lors de la Worldwide Developers Conference du géant américain.
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2005

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