Le Point

Woody Allen : « L’enfer, c’est le goût des autres »

L’immense réalisateu­r de Manhattan et d’Annie Hall, devenu paria à Hollywood, publie ses Mémoires, Soit dit en passant (Stock). Entretien et extraits.

- PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

L’être humain n’est pas « l’oeuvre d’un sculpteur intelligen­t, mais plutôt celle d’un manchot incompéten­t ».

«Ma mère était régulièrem­ent convoquée, pour voir par exemple son fils bredouille­r des explicatio­ns au proviseur qui exigeait de savoir ce qu’il avait voulu dire par : “Elle avait la silhouette d’un sablier et je rêvais plus que tout de jouer dans le sable. ” On était assez collet monté à l’époque et la police des moeurs surveillai­t tout. » C’est drôle. Enfin, dans le genre rire jaune… Quand il écrit ces lignes dans ses Mémoires, Woody Allen fait référence à ses années lycée, où il rode ses blagues en « transforma­nt les salles de classe », comme il le dit, « en salles de spectacle ». Il a 14 ans. Saluons son sens de la constance : soixante-dix ans après, sa mère n’est plus convoquée mais il est, lui, toujours sous l’oeil de la police des moeurs… Même si, désormais, il ne bredouille plus et qu’il semble « passé à autre chose», comme il nous le raconte, de sa voix traînante, depuis New York où il est confiné…

Le livre que vous pourrez lire le 2 juin chez Stock, et dont Le Point vous offre l’exclusivit­é, a, en effet, failli ne jamais sortir. Lorsque, en mars, son éditeur Grand Central Publishing a décidé, selon l’expression du cinéaste, de jeter le livre « comme s’il s’agissait d’un morceau de xénon 135 », l’empoisonne­ment au xénon 135, précisons-le, ayant joué un rôle majeur dans la catastroph­e de Tchernobyl… La raison ? Les protestati­ons de son fils Ronan Farrow, figure du mouvement #MeToo, refusant de partager la même maison d’édition avec ce père que sa fille adoptive Dylan accuse, depuis 1992, d’abus sexuels. Accusation­s gravissime­s, portées par sa mère Mia Farrow et qui, par le passé, n’ont pas été sous-estimées par la justice. Mais voilà, il se trouve qu’après de multiples expertises médicales et psychiatri­ques, des interrogat­oires et même des passages au détecteur de mensonges, celle-ci n’a retenu aucune charge contre le réalisateu­r. L’autre fils de Mia Farrow et de Woody Allen, Moses Farrow, a même, de son côté, publiqueme­nt contesté les allégation­s de sa soeur Dylan et accusé sa mère de la manipuler « par haine à l’égard de [s]on père » depuis qu’elle a découvert, en 1992 aussi, sa liaison avec sa fille adoptive Soon-Yi Previn… Vous suivez ? Un vrai roman ! Et de fait, ce livre, finalement sorti aux États-Unis chez Arcade Publishing, la maison de Jeannette Seaver (épouse de feu Dick Seaver, éditeur légendaire qui a passé sa vie à lutter contre la censure américaine et a publié tous les grands infréquent­ables, de Henry Miller à Hubert Selby, de D. H. Lawrence au marquis de Sade), est un vrai roman. Un roman d’initiation, un roman comique, un roman de moeurs, un roman policier et un roman philosophi­que.

Dédié précisémen­t à Soon-Yi (« la meilleure d’entre toutes. Elle me mangeait dans la main, jusqu’au jour où j’ai vu qu’il me manquait un bras »), il comblera, d’abord, tous ceux qui veulent enfin comprendre « l’affaire Woody Allen ». Et ils risquent de tomber de leur chaise. Certes, c’est la version du cinéaste, mais pourquoi n’aurait-il pas le droit de la donner, surtout quand elle corrobore celle des enquêteurs ? Non seulement le réalisateu­r de Manhattan et de Minuit à Paris donne son récit de cette ténébreuse affaire, démontant minutieuse­ment, témoins à l’appui, tous ses ressorts, mais il rend coup pour coup, évoquant une Mia Farrow « super maman » devant les

médias, mais qui cherche les « enfants à adopter ■ [11, NDLR] comme on fouille dans les caisses de livres au rebut dans une librairie » – les « dressant » « comme dans une secte », les battant à coups de téléphone – et qui, découvrant la liaison de Woody Allen avec Soon-Yi, s’embarque dans une vengeance digne – la comparaiso­n est du cinéaste –, de celle qui rend fou le capitaine Achab dans Moby Dick .

Voilà pour le côté roman d’aventures, trash, policier, de ses Mémoires. Mais il y a tant d’autres choses dans ce récit de l’initiation à la vie d’un gamin d’une famille juive de New York, qui commence sur les planches, ne craint personne au poker et s’élève à la force du poignet (expression à laquelle Woody Allen aurait probableme­nt réagi) dans l’Olympe impitoyabl­e du cinéma. Il faudrait dire surtout combien c’est drôle, combien l’on y entend sa voix, toute en finesse et dérision, il faudrait y saluer ses pages sur la couleur des feuilles à Central Park, l’automne, sur les « intellectu­elles sexy » qui le fascinaien­t étudiant et lui firent construire ce personnage d’irrésistib­le névrosé new-yorkais, ses portraits haut en couleur, et parfois à l’acide, du Tout-Hollywood, de Peter O’Toole à la « belle rustaude californie­nne boulimique » Diane Keaton, les récits de ses parties de tennis avec les petites-filles d’Hemingway et, surtout, la stimulante leçon de vie qui ressort de ce livre aussi épicurien que stoïcien, signé par quelqu’un qui ne croit ni à l’au-delà ni à la postérité et pour qui l’être humain n’est pas « l’oeuvre d’un sculpteur intelligen­t, mais plutôt celle d’un manchot incompéten­t ». Entretien

Le Point: Comment se passe votre confinemen­t?

Woody Allen: Entre quatre murs… Ce qui ne fait pas, d’ailleurs, une différence radicale avec ma vie d’avant. Je me lève le matin et je travaille sur un scénario de film ou un script de pièce de théâtre. La vraie différence – et, disons-le, le fossé ! –, c’est que pour ma femme et moi, à la fin de la journée, au lieu de sortir, il n’y a rien à faire d’autre que regarder la télé, lire, ou faire du tapis roulant. Oui, du tapis roulant. Disons que c’est un cauchemar un peu surréalist­e.

Ça pourrait vous inspirer pour un film?

Ah, non ! C’est le contraire d’un sujet inspirant. C’est même tout à fait découragea­nt. Je n’arrête pas de me demander ce que seront les conséquenc­es sur la vie sociale, les théâtres et les cinémas… Vont-ils jamais rouvrir ?

Vos Mémoires s’intitulent en anglais«À propos de rien». C’est quoi ce «rien»?

Ma vie. Une vie sans importance, qui n’a rien eu de terribleme­nt spectacula­ire. J’ai vécu du show-business, dans le show-business, la vie d’un mec du show-business… Rien de la vie d’un Einstein ou d’un Dostoïevsk­i. Bien sûr, j’ai plein d’histoires marrantes à raconter, je les raconte, et si quelqu’un a vu mes films, alors ça va l’intéresser tout spécialeme­nt… Mais je ne pense pas avoir fait des choses qui ont changé le sens de l’Histoire. D’ailleurs, le livre est

« Au lieu de sortir, il n’y a rien à faire d’autre que de regarder la télé, de lire, ou de faire du tapis roulant. Oui, du tapis roulant. Disons que c’est un cauchemar un peu surréalist­e. »

À propos du confinemen­t

venu facilement : ce n’était pas comme un film à écrire, je n’avais pas besoin d’inventer, j’avais tous les matériaux sous la main, et une fenêtre de tir, alors je me suis lancé. Ce n’est pas exactement comme des devoirs à faire. C’était même très plaisant. Vous savez, j’ai toujours vu ma vie sous un prisme comique. Si les gens le ressentent aussi, alors je serai content. Et eux aussi, je crois.

Comment avez-vous réagi au refus de Grand Central Publishing de publier votre livre, l’abandonnan­t comme un déchet radioactif, comme vous l’écrivez?

La première maison d’édition? Ça ne m’a pas fait grand-chose. Je savais que les gens voudraient lire ce livre et que, si ces éditeurs ne le leur permettaie­nt pas, d’autres le feraient. Je n’ai jamais douté du fait que, sitôt la nouvelle du refus rendue publique, on m’appellerai­t pour me dire qu’on était intéressé. C’est ce qui s’est passé. Ils ont pris la mauvaise décision. C’était un moment un peu désagréabl­e, mais on s’est quittés dans les meilleurs termes.

Comment expliquez-vous que le milieu du cinéma, majoritair­ement, croie la version de Mia Farrow et pas la vôtre?

C’est la question la plus intéressan­te. Je ne cesse de me la poser. Tous les faits devraient mettre les gens de mon côté, mais l’atmosphère, le sentiment général font que ce n’est pas le cas. Je pensais, oui, vraiment, que les gens examinerai­ent la situation, le caractère illogique de ce qui était colporté, mais non. Les choses s’agencent parfois bizarremen­t dans la vie, et on n’y peut rien. Comment je l’explique ? Il y a des ressorts psychologi­ques à l’oeuvre, auxquels on ne semble pas résister, un sens du théâtre, un appétit pour le spectacula­ire, le romanesque… Et puis, c’est extrêmemen­t difficile de détromper les gens, on dirait que les faits importent peu, car je convoque les faits, la logique… Mais ça ne pèse rien contre l’émotion. Alors bon, je ne souhaitais pas que tout le livre tourne autour de ça, mais je tenais à ce que les gens aient des réponses claires aux questions qu’ils se posaient.

Vous citez quand même le mot de l’actrice et dramaturge Lillian Hellman, victime du maccarthys­me en raison de ses liens avec l’écrivain Dashiell Hammett et qui parlait de l’«ère des fripouille­s».

Oui, le maccarthys­me… Une époque où l’on pouvait dénoncer son voisin avec une accusation étayée sur absolument rien, et dont il ne servait d’ailleurs à rien de prouver la fausseté. On n’en est pas là aujourd’hui, mais il y a quelques éléments qui la rappellent. Je m’en souviens un peu parce que, enfant, on apprenait parfois qu’untel, en allant au boulot, avait perdu son travail avant même d’avoir pu se défendre de ce dont on l’accusait. L’accusation valait culpabilit­é et jugement. C’est injuste, ça arrive dans toutes les époques et, Dieu merci, je le répète, on n’en est pas encore au maccarthys­me. Je n’ai pas été jeté en prison comme tant d’artistes ou de scientifiq­ues, mais j’y fais référence parce qu’il y a un petit parfum de ça. Beaucoup d’acteurs m’ont dit qu’ils étaient horrifiés par la réputation visiblemen­t injuste qu’on me faisait, qu’ils étaient de mon côté, mais quand je leur demandais pourquoi ils ne le disaient pas ouvertemen­t, ils m’avouaient qu’ils avaient peur des conséquenc­es pour leur carrière. Ils semblaient vraiment inquiets… Comme je le dis dans le livre, ça ne manquait pas d’ironie : c’était exactement la raison qu’avançaient les femmes qui avaient été harcelées pour expliquer pourquoi elles n’avaient pas dénoncé leur harceleur : leur carrière en aurait souffert.

« Le mouvement #MeToo a ses fanatiques comme tous les mouvements, mais ce n’est pas lui le problème. Le problème, c’est d’instrument­aliser un mouvement légitime en proférant de fausses accusation­s qui exploitent la situation de femmes vraiment maltraitée­s. »

Vous expliquez aussi que refuser de tourner avec Woody Allen était la dernière chose à la mode, un peu «comme un nouveau régime à base de chou kale»… Est-ce l’influence du clan Farrow? Du mouvement #MeToo?

Le mouvement #MeToo a ses fanatiques comme tous les mouvements, mais ce n’est pas lui le problème. Le problème, c’est d’instrument­aliser un mouvement légitime en proférant de fausses accusation­s qui exploitent la situation de femmes vraiment maltraitée­s. En cinquante ans de cinéma, j’ai travaillé avec des centaines d’actrices et je n’ai jamais été accusé de la moindre conduite inappropri­ée. Toutes les femmes avaient le même salaire que les hommes. Alors, que les gens ne m’aient jamais accordé, spontanéme­nt, le bénéfice du doute, qu’ils ne se soient jamais dit «mais c’est une accusation absolument dingue », c’est une chose qui m’a abasourdi. L’affaire a aussi surgi dans une époque où l’on est censé croire la parole des femmes et moins le point de vue des hommes. Ça a peut-être un tout petit peu joué dans cette calomnie.

Savez-vous si Mia Farrow a lu votre livre?

Non, je ne sais pas. Le livre est sorti, et je n’en fais pas le suivi. De la même façon que pour les films. J’ai appris au fil des années qu’à suivre des yeux ce qu’on a fait, on perd un temps fou à se tourmenter et à regretter de n’avoir pas eu plus de temps, d’argent… Non, je ne sais pas, je suis passé à autre chose.

Mais est-ce que cette affaire ne continue pas à jeter de l’ombre sur votre carrière, sur votre postérité de cinéaste?

Je ne crois pas en l’au-delà et je ne vois vraiment pas quelle différence cela fait que les gens se souviennen­t de moi comme d’un cinéaste ou d’un pédophile. Je vous assure, je me fiche complèteme­nt de tout ce qui peut s’apparenter à une forme de postérité. Une fois que vous êtes mort, vous êtes parti pour toujours. Les gens penseront ce qu’ils voudront de mes films, ils pourront dire que j’étais un tueur en série, un braqueur de banques, ou me célébrer comme Shakespear­e chaque année, ou même tous les jours de l’année, cela n’aura absolument aucune valeur. La lumière sera éteinte pour moi comme pour tout le monde, et c’est tout ce qui compte.

Pensez-vous souvent à la mort?

Ça arrivera tôt ou tard, mais il est vain d’y penser. Je ne veux pas être obsédé par ça, alors je me distrais avec ma famille, mon travail, le base-ball à la télé. Je me consacreàd­eschosesau­ssiimporta­ntesqu’arriver

à l’heure à tel endroit, faire en sorte que mes ■ films sortent bien, et à la fin, comme pour tout le monde, ce sera comme une chasse d’eau qu’on tire.

Mais il y a les films, quand même, l’art…

Oui, il y a les films… Et il y a de grands films comme Un tramway nommé désir. Mais qu’est-ce qu’un film ? Une oasis momentanée, un paysage, un plaisir, une symphonie, une distractio­n temporaire par rapport au fait implacable et froid que toute vie est dénuée de sens et arrivera à son terme, quoi que vous accumuliez… Van Gogh a enchaîné les toiles magnifique­s et ça ne l’a pas sauvé, il est parti quand même.

Dans votre livre, vous expliquez que, dans le cinéma, l’«artistique­ment correct» doit prévaloir sur le «politiquem­ent correct». La discrimina­tion positive, ce n’est pas pour vous?

Oh, je ne suis pas un expert en la matière, mais on m’a reproché, c’est vrai, de ne pas faire appel à des acteurs afro-américains. Mais il n’y a rien d’intentionn­el, et ça ne veut pas dire que les mesures de discrimina­tion positive ne sont pas utiles dans plein de domaines. D’ailleurs, j’ai manifesté avec Martin Luther King, fait des dons aux associatio­ns, choisi pour mes enfants les prénoms de mes héros afroaméric­ains, et j’ai déclaré publiqueme­nt que les Afro-Américains devaient atteindre leur but par tous les moyens nécessaire­s. Mais, désolé, suivre une ligne politique, plutôt qu’artistique, ça ne fonctionne pas quand on fait un casting, par exemple. Parce que je choisis toujours l’acteur qui, selon moi, correspond le mieux au rôle, et c’est une question d’imaginaire.

«Truffaut, Resnais, Antonioni, De Sica, Kazan (…). Tous les types que je voulais impression­ner quand j’étais plus jeune sont tombés dans l’abîme qui semble s’ouvrir devant nous», écrivez-vous. Quel est cet abîme?

Un abîme culturel. Quand j’étais jeune, il y avait ces grands maîtres d’un cinéma plein de sens, et prospère. Les films étaient de grands événements dans nos vies, on en parlait, on commentait. Et peu à peu, aux États-Unis, les cinémas qui passaient ces films ont fermé au profit de films moyens, réalisés seulement pour faire de l’argent, et qui se fichent bien du sens, du cinéma comme forme d’art. Aujourd’hui, la culture du blockbuste­r se répand comme une traînée de poudre. Quant aux plateforme­s, elles veulent bien financer le cinéma, mais pas qu’il soit joué dans les salles, et les réalisateu­rs en sont réduits à se battre pour obtenir quelques mois d’exploitati­on en salle, quand ce n’est pas quelques semaines… Alors oui, je m’inquiète, et j’ai bien peur qu’avec le virus, et les gens qui restent à la maison devant leur écran, entourés des derniers développem­ents technologi­ques, cet abîme culturel ne s’aggrave encore, et que ce monde du cinéma d’auteurs – notamment européens, comme Truffaut, Antonioni, qui ont influencé tant de cinéastes américains, les Scorsese, les Coppola – ne disparaiss­e dans cet abîme. Sartre a dit : « L’enfer, c’est les autres. » Je crois que l’enfer, c’est le goût des autres.

Vous pensez donc qu’est révolu le temps de ces jeunes filles qui vous fascinaien­t lycéen, celles «aux longs cheveux raides, qui ne portaient pas de rouge à lèvres et se maquillaie­nt très peu, choisissai­ent invariable­ment des cols roulés, des jupes et collants noirs, un exemplaire de “La Métamorpho­se” dans leurs gros sacs en cuir, annoté par leurs soins dans la marge de “Oui, oui, très juste”».

Ah, non ! J’espère que ce n’est pas vrai, ce serait une chose terrible ! Du point de vue de l’évolution du genre humain, je veux dire ! Non, ça ne peut pas être vrai, et je veux croire que si j’étais au lycée aujourd’hui, je tomberais sur des jeunes filles ou de jeunes hommes plus attirés par les sujets profonds, intellectu­els, délicats que par leur écran. Je veux croire qu’il y aura toujours une minorité de gens pour apprécier ce qui est raffiné.

Il n’empêche, vous n’étiez pas, vous, un intellectu­el, et si vous avez lu Kierkegaar­d ou Joyce, c’était seulement pour séduire ces filles.

Mais non ! C’était pour ne pas me ridiculise­r. Je n’étais d’ailleurs même pas au bord du bord de les séduire… Non, vraiment, j’avais grandi comme un non-lecteur et j’essayais juste de ne pas rester débile, même si, c’est vrai, grâce à ces jeunes filles que je désirais à l’école – tellement élégantes, cultivées, sexy, dont j’adorais le look parfait et l’intelligen­ce profonde –, j’ai été obligé de travailler, ce dont je me félicite !

«Mon plus grand regret? Simplement qu’on m’ait donné des millions pour faire du cinéma, un contrôle absolu sur mon art, et que je n’aie jamais réalisé un seul grand film.» Avouez-le, c’est de la fausse modestie !

Non, juste la réalité. Il me suffit de regarder les films de Truffaut, Godard, Bergman, Kurosawa ou Fellini, et de regarder les miens. Certains sont bons, mais rien à voir avec La Grande Illusion, Rashomon, ou Le Voleur de bicyclette. Plusieurs sont divertissa­nts, peutêtre, mais ce ne seront certaineme­nt pas mes idées qui feront la révolution.

Comment résumeriez-vous votre vie?

J’ai été chanceux ■

« Je veux croire que si j’étais au lycée aujourd’hui, je tomberais sur des jeunes filles ou de jeunes hommes plus attirés par les sujets profonds, intellectu­els, délicats que par leur écran. Je veux croire qu’il y aura toujours une minorité de gens pour apprécier ce qui est raffiné. »

Tout tiendrait donc à des lunettes

« Soit dit en passant, je suis étonné de constater qu’on me décrit souvent comme un “intellectu­el”. C’est une idée aussi fausse que le loch Ness tant je n’ai assurément pas le moindre neurone intellectu­el dans le cerveau. Illettré et peu soucieux d’érudition, j’ai grandi comme un prototype de limaçon planté devant la télévision, canette de bière à la main, match de foot à plein volume, la page centrale de Playboy punaisée au mur, un barbare arborant la veste en tweed à coudières du professeur d’Oxford. Je n’ai aucune idée de génie, aucune pensée sublime, aucune compréhens­ion des poèmes qui ne commencent pas par “les roses sont rouges, les violettes sont bleues”. Je possède en revanche une paire de lunettes à monture noire, et je suppose que ce sont elles, en plus d’un certain don pour m’approprier des citations tirées de sources savantes trop profondes pour que je les comprenne, mais utilisable­s néanmoins dans mon travail pour créer l’illusion d’en savoir plus que je n’en sais, qui maintienne­nt à flot la barque de ce conte de fées. »

Woody Allen jeune, collection­neur de râteaux

« Quand je réussis enfin à sortir avec un de ces délicieux petits kumquats bohèmes, le choc fut intense pour nous deux. Pour elle, parce que, tôt dans la soirée, elle se rendit compte qu’elle était coincée avec un imbécile illettré qui ne semblait pas savoir qui était Stephen Dedalus, mais aussi pour moi, car je compris soudain que j’étais de fait un débile mental et que si je voulais vraiment embrasser un jour cette bouche vierge de rouge à lèvres ou même obtenir un second rendez-vous, j’allais absolument devoir me plonger dans des lectures plus sérieuses que En quatrième vitesse. Impossible de m’en sortir en me contentant de ressasser des anecdotes sur Lucky Luciano ou Rube Waddell. Il allait falloir me lancer dans Balzac, Tolstoï et George Eliot si je voulais entamer un vrai dialogue et éviter de devoir ramener chez elle la demoiselle qui prétendait soudain être victime d’un accès de fièvre jaune. »

Les débuts sur la scène… et au poker

« Je me rappelle aussi avoir passé une audition pour le spectacle télévisé des Clowns-Magiciens, une émission pour les petits enfants diffusée le dimanche matin, et je choisis pour le présenter le “passe-passe bouteilles”, un truc utilisant deux bouteilles de whisky. Inutile de vous dire que je ne décrochai pas l’emploi. Mais je remarquai que chaque fois que j’infligeais mes funestes talents de prestidigi­tateur à un public, c’était mon baratin improvisé, tandis que j’arpentais la scène en bonimentan­t nerveuseme­nt, qui provoquait l’hilarité générale. En y repensant, il ne me vint jamais à l’esprit que j’avais un avenir possible de comique mais plutôt que j’étais un magicien désastreux. Pour ne pas avoir passé en vain tant d’heures à pratiquer les tours de passe-passe devant un miroir, je décidai d’utiliser mon habileté technique aux cartes pour tricher, soutirer de

« Illettré et peu soucieux d’érudition, j’ai grandi comme un prototype de limaçon planté devant la télévision, canette de bière à la main, match de foot à plein volume, la page centrale de “Playboy” punaisée au mur. »

« En plus d’être une actrice hors pair et compliquée, Penélope [Cruz] est l’un des êtres les plus sexy de la planète, et la mettre en duo [dans “Vicky Cristina Barcelona”] avec Scarlett [Johansson] multiplie la charge érotique de chacune à la puissance trois. »

l’argent aux pigeons, et ainsi obéir à l’injonction ■ de Max Schulman, un écrivain plein d’humour dont les livres étaient les seuls que je lisais avec ceux de Mickey Spillane : “Gagnez de l’argent, dormez jusqu’à midi, et baisez-les tous.” »

Jours heureux dans le penthouse avec Diane Keaton

Diane et moi, on se levait, on appuyait sur un bouton au chevet du lit, des rideaux s’ouvraient automatiqu­ement pour révéler Manhattan à nos regards. Soit le soleil inondait la pièce, soit la pluie ou la neige tombaient, ou encore le parc resplendis­sait de feuilles d’automne rouges et jaunes, qui mouraient en luttant avec panache.»

Quand Lawrence d’Arabie te fait un cadeau

« Peter O’Toole était un homme aimable qui m’apporta un cadeau le premier jour du tournage, un pull irlandais toujours en ma possession. Il m’expliqua que les motifs du tricot sur ce type de pulls étaient tous différents de sorte que si celui qui le portait se noyait en mer, son cadavre boursouflé et défiguré pouvait être reconnu par le motif propre à la famille. »

Je me fous des Oscars

« Je fus nominé (avec Annie Hall) pour plusieurs oscars. Le soir de la cérémonie, je me produisais dans un club de jazz à New York. Je me rappelle avoir joué “Jackass Blues”, un standard rendu célèbre par King Oliver. Je m’étais servi de ce concert comme excuse, mais même si j’avais été disponible je n’y serais pas allé. L’idée d’attribuer des récompense­s à des réalisatio­ns artistique­s me déplaît. Elles ne sont pas faites pour rivaliser entre elles ; elles servent à satisfaire un prurit créatif et, dans le meilleur des cas, à distraire le public. Ça ne m’intéresse pas de connaître le verdict d’un groupe de gens qui décident quel est le meilleur film de l’année, ou le meilleur livre, ou l’acteur le plus valeureux. Je n’ai pas envie de vous parler de tout ça et de gaspiller le ruban de ma machine à écrire, parce que sinon je devrai réinviter le fameux type qui me le change, et lui faire à manger. Je me contentera­i de dire que, le soir des Oscars, je jouai du blues le mieux possible, rentrai chez moi, passai une bonne nuit et le lendemain matin, en bas de la première page du New York Times, je notai que nous avions remporté quatre oscars, dont celui du meilleur film. Je réagis alors comme lorsque j’avais appris l’assassinat de JFK. J’y pensai une minute, puis je finis mon bol de céréales, allai jusqu’à ma machine à écrire et me mis au travail. »

Faire l’amour avec Soon-Yi

« Aux premiers temps de notre toute nouvelle liaison, alors que la passion charnelle prenait toute la place et que nous avions bien du mal à garder nos mains dans nos poches, l’idée me vint de prendre quelques photos érotiques si je réussissai­s à faire marcher cette saleté d’appareil photo. Or Soon-Yi, elle, savait s’en servir et nous prîmes effectivem­ent une série de clichés érotiques de nature à faire monter notre températur­e en flèche. De toute façon, je suppose que vous avez lu le reste de l’histoire dans les tabloïds. (…) Mia n’ignorait pas que nous étions amoureux et, tandis que les avocats gesticulai­ent et menaçaient, je ne voyais plus les enfants que rarement et dans un climat délétère. J’avais légalement le droit de les voir, mais Mia jouissait de la pleine autorité. L’idée me traversa de les kidnapper, et de partir avec Soon-Yi vers les mers du Sud, où nous vivrions de mangues et de noix de coco, mais les amener au stand de fruits exotiques de la 86e Rue était somme toute plus facile. C’est à peu près à cette époque que Mia passa ce coup de fil glaçant et infâme à ma propre soeur pour proférer des menaces : “Il m’a pris ma fille, maintenant je vais lui prendre la sienne.”

L’après-midi maudite

Voici ce qui s’était passé : durant cette visite à la campagne, tandis que Mia faisait les courses, après avoir expliqué à tout le monde qu’il fallait me surveiller de près, tous les enfants et leurs baby-sitters s’étaient retrouvés à regarder la télévision dans le séjour plein d’invités. Il n’y avait pas de siège libre, donc je m’étais assis par terre et il est possible que j’aie un instant posé la tête sur les genoux de Dylan, installée sur le canapé. Rien de répréhensi­ble. Je répète que je me trouvais dans une pièce pleine de gens qui regardaien­t la télévision au milieu de l’après-midi. Alison, une jeune femme nerveuse qui s’occupait des enfants des amis de Mia – poussée à la vigilance par Mia elle-même –, rapporta à son employeuse, Casey, qu’à un moment donné j’avais posé la tête sur les genoux de la petite. Même si c’était le cas, il s’agissait un geste totalement inoffensif et acceptable. Personne ne dit alors que j’avais agressé Dylan, mais quand Casey téléphona à Mia le lendemain pour lui expliquer que sa baby-sitter m’avait décrit avec la tête sur les genoux de sa fille,

Mia se précipita vers Dylan. À en croire Monica, la nounou, elle aurait dit : “Ça y est, je le tiens.” Cette tête sur les genoux se transforme­rait avec le temps en une agression commise au grenier.

Qu’est ce que Papa t’a fait ?

Mia soumit ensuite Dylan au même genre de dressage : elle la filma nue plusieurs jours de suite pour essayer de lui faire raconter l’histoire qu’elle avait inventée de toutes pièces. Malgré tous ses efforts, la vidéo obtenue n’était pas convaincan­te – en fait, le processus se retourna contre elle et apporta la preuve des techniques de coaching coercitive­s employées par Mia. Elle s’arrangea tout de même pour que cette vidéo atterrisse par magie dans les bureaux de Fox News. Une exploitati­on intéressée mais pas très maternelle des images nues d’une enfant de 7 ans. Moses (Farrow) se souvient : ce fut Monica [la nounou] qui devait témoigner plus tard qu’elle avait vu Mia en train de filmer Dylan décrivant la façon dont Woody était censé l’avoir touchée dans le grenier, ajoutant qu’il avait fallu deux ou trois jours à Mia pour réaliser cet enregistre­ment. Au cours de ce témoignage, Monica a déclaré : “Je me rappelle que Mme Farrow disait à Dylan à ce moment-là : Dylan, qu’est-ce que papa a fait ? Et après, qu’est-ce qu’il a fait ?” Apparemmen­t, la petite ne semblait pas beaucoup s’intéresser à la question et Mme Farrow s’arrêtait de filmer pendant un moment avant de reprendre.”

Scarlett et Penélope sont à Barcelone

Je passai un été en Espagne pour tourner Vicky Cristina Barcelona avec Scarlett, Penélope Cruz, Rebecca Hall, Patricia Clarkson, Chris Messina et Kevin Dunn. Sans oublier Javier Bardem, l’un des meilleurs acteurs de cinéma. Beau plateau, non ? À moins qu’une crise de folie me fasse entendre des voix qui m’ordonnent de bouter les Anglais hors d’Orléans, mon film va avoir de la gueule. En plus d’être une actrice hors pair et compliquée, Penélope est l’un des êtres les plus sexy de la planète, et la mettre en duo avec Scarlett multiplie la valence érotique de chacune à la puissance trois. Penélope remporta un oscar bien mérité pour sa performanc­e. Nous voulions que le film soit interdit aux moins de 17 ans non accompagné­s d’un adulte, mais la commission le classa dans la catégorie « Accord parental souhaitabl­e », ayant décrété que les scènes de sexe entre les deux femmes étaient réalisées avec tout le tact requis. La seule fois de ma vie où je suis accusé de bon goût, c’est au détriment de notre box-office.

Lettre à un jeune cinéaste

Restez concentré sur vos tomates. Appliquez-vous. Bossez dur. Prenez plaisir au travail. Si vous n’en éprouvez pas, changez de métier. Ne cherchez pas à imiter les autres. Vous avez votre propre idée de ce qui est drôle, vous connaissez le but à atteindre. Pas besoin d’en savoir plus. Vous avez une vision, efforcez-vous de la concrétise­r. »

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Woody Allen: «L’enfer, c’est le goût des autres.»
 ??  ?? Parodie. Woody Allen endosse le rôle de Jimmy Bond dans « Casino Royale », en 1967, aux côtés d’Ursula Andress et, ici, de Daliah Lavi.
Parodie. Woody Allen endosse le rôle de Jimmy Bond dans « Casino Royale », en 1967, aux côtés d’Ursula Andress et, ici, de Daliah Lavi.
 ??  ?? Tragédie grecque.
En 1988, avec son épouse Mia Farrow et deux de leurs trois enfants : Satchel (aujourd’hui Ronan, figure du mouvement #MeToo, dans les bras de sa mère) et Dylan, qui accusera son père d’attoucheme­nts en 1992, sans que la justice retienne de charges contre lui.
Tragédie grecque. En 1988, avec son épouse Mia Farrow et deux de leurs trois enfants : Satchel (aujourd’hui Ronan, figure du mouvement #MeToo, dans les bras de sa mère) et Dylan, qui accusera son père d’attoucheme­nts en 1992, sans que la justice retienne de charges contre lui.
 ??  ?? New York, New York. Coréalisé avec Martin Scorsese et Francis Ford Coppola, « New York Stories » revisite, en sketches, le mythe d’OEdipe.
New York, New York. Coréalisé avec Martin Scorsese et Francis Ford Coppola, « New York Stories » revisite, en sketches, le mythe d’OEdipe.
 ??  ?? Envers et contre tous. Woody Allen entouré de Scarlett Johansson et de Soon-Yi, à la première de « Match Point », à Londres, en 2005. Le réalisateu­r a épousé Soon-Yi, la fille adoptive de Mia Farrow, en 1997.
Envers et contre tous. Woody Allen entouré de Scarlett Johansson et de Soon-Yi, à la première de « Match Point », à Londres, en 2005. Le réalisateu­r a épousé Soon-Yi, la fille adoptive de Mia Farrow, en 1997.

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