Le Point

La Suisse est-elle toujours le pays des montres ?

Si la Confédérat­ion helvétique brille dans l’horlogerie de luxe, elle n’est plus la seule à donner l’heure…

- PAR CONSTANCE ASSOR

La première montre de l’Histoire a beau avoir été fabriquée en Allemagne, à Nuremberg, par un dénommé Peter Henlein, en 1504, la Confédérat­ion helvétique n’en demeure pas moins, depuis trois siècles, le pays de l’horlogerie. Si elle s’est développée en Suisse, plus précisémen­t dans l’arc jurassien qui s’étend de Genève à Schaffhous­e, c’est paradoxale­ment grâce à un Français, et non des moindres, Louis XIV. Contraints de fuir la France après la révocation de l’édit de Nantes, les huguenots, réputés pour leur expertise horlogère, emportèren­t avec eux leurs secrets de fabricatio­n. Sous la houlette de Calvin, le pays, majoritair­ement d’obédience réformée, avait interdit un siècle plus tôt le port de bijoux et le travail des orfèvres, sans pour autant proscrire l’art de la mesure du temps. Cherchant à employer leur savoir-faire, les artisans protestant­s venus de France se tournèrent naturellem­ent vers le métier d’horloger. Le berceau historique de l’horlogerie est ainsi né. Mais, des pendules artisanale­s de l’époque aux premières montres-bracelets à remontage automatiqu­e, jusqu’aux montres à quartz produites en série et aux montres connectées, l’instrument permettant de s’enquérir de l’heure a bien évolué. Le profil de ses fabricants aussi. Si bien qu’en 2019 le leader mondial de l’horlogerie n’était pas une entreprise installée à La Chaux-de-Fonds (le coeur historique de l’horlogerie helvète), ni une manufactur­e étrangère appartenan­t à un groupe suisse, mais une société basée à Cupertino, en Californie… Apple, pour ne pas la nommer.

Hausse des valeurs. D’après l’institut IDC, réputé pour ses analyses du marché des technologi­es, la firme à la pomme aurait écoulé 26 millions d’Apple Watch en 2019. Plus que l’intégralit­é de la production suisse, qui, dans le même temps, a exporté un peu moins de 21 millions de montres. Soit 13 % de moins qu’en 2018 et près de 30% de moins qu’il y a cinq ans. Cette baisse continue ne semble pas pour autant préoccuper les ténors de l’industrie, qui mettent en avant la hausse parallèle des valeurs. « Les marques suisses ont exporté pour 19 milliards d’euros de montres à l’étranger. En valeur, cela indique une progressio­n de 2,6 % par rapport au niveau déjà élevé réalisé en 2018 », se félicite la Fédération de l’industrie horlogère suisse. Est-ce pour autant une bonne nouvelle ? « Pour une poignée d’entreprise­s haut de gamme comme Rolex, Patek Philippe ou Hublot, totalement intégrées verticalem­ent, c’est-à-dire disposant de leur propre manufactur­e, oui. Pour l’ensemble de la base industriel­le du pays et la myriade de petites marques d’entrée de gamme, c’est terribleme­nt inquiétant », décrypte Olivier Müller, fondateur du cabinet de conseil LuxeConsul­t, pour qui cet écart entre recul des volumes et hausse des valeurs résulte de l’actuelle dichotomie du marché, entre le haut de la pyramide, qui se porte bien, et la base, dont les fondements se lézardent.

Polarisati­on. Pour expliquer la contre-performanc­e du segment dit « d’entrée de gamme », difficile d’ignorer l’influence des montres connectées depuis cinq ans. « Lancer une montre dans le même nuage de prix que les smartwatch Apple ou Samsung est risqué. Car, à tarif égal, le produit n’offre pas la même richesse fonctionne­lle. Il y a donc peu de candidats à la concurrenc­e », confirme Olivier Müller. Par facilité, nombre d’acteurs se sont désintéres­sés de l’horlogerie de masse. Les marges de l’entrée de gamme étant plus faibles, elle nécessite une production en nombre. Or, pour ce faire, il faut monter un outil de production et trouver des fournisseu­rs capables de suivre lors de la montée en volume. Produire cinquante pièces de haute horlogerie s’avère donc paradoxale­ment plus facile et plus rentable à court terme. Dans le même temps, l’explosion de la demande de montres haut de gamme émanant des marchés russe, moyen-oriental et chinois a encouragé le phénomène. Les chiffres dévoilés en mars par le rapport annuel de Morgan Stanley sur le secteur (lire page 87) – qui, bien que contesté par certaines manufactur­es, fait autorité auprès des investisse­urs dans l’industrie horlogère suisse – témoignent de cette polarisati­on du marché : quinze marques suisses monopolise­nt les quatre cinquièmes du gâteau mondial de la branche. À l’exception de Tissot et partiellem­ent de Longines, toutes sont actives sur le segment de la montre mécanique de luxe.

Accepter de perdre la bataille du volume pour être le pays de l’horlogerie de luxe est dangereux. « Sans base industriel­le solide, point de salut pour l’horlogerie suisse », martelait feu Nicolas G. Hayek, le fondateur du Swatch Group. « En effet, pour garantir l’emploi, rester flexible et amortir ses investisse­ments, il vaut mieux

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10 pièces à 1 000 euros. Ce sont ces millions de montres d’entrée de gamme qui font tourner les machines, créent du travail, permettent de financer l’innovation et entretienn­ent in fine le tissu industriel helvétique », pointe le fondateur de LuxeConsul­t. Le Swatch Group est du reste l’un des rares à continuer d’investir tous les segments. Ses performanc­es dans le marché de moyenne gamme avec Tissot, Longines, Hamilton, Mido… et d’entrée de gamme avec Swatch lui permettent de soutenir des maisons plus confidenti­elles, à l’image de Jaquet Droz, qui produit artisanale­ment moins de 3 500 pièces par an.

En ces temps de crise, c’est d’ailleurs du côté du plus important groupe horloger du monde que tous les yeux se tournent : le Swatch Group serat-il à nouveau le sauveur de l’industrie ? Face aux assauts des géants de la téléphonie mobile, Tissot promet depuis plusieurs années une montre connectée suisse, abordable et indépendan­te des grands systèmes d’exploitati­on américains d’Apple et de Google. La première smartwatch officielle­ment lancée par le Swatch Group devrait être commercial­isée en juin. Protégée par 35 brevets, elle ressemble en apparence à une T-Touch classique, à la différence qu’elle intègre un écran sur la partie inférieure de son cadran. Ce modèle hybride promet de réunir trois univers à part entière : le concept T-Touch, les fonctionna­lités de la montre connectée et l’énergie solaire. Une poignée d’autres maisons telles que Frédérique Constant, Oris ou même Rolex se préoccupen­t de gammes de prix inférieure­s. « Rolex pourrait très bien se dire que sa marque lui rapporte suffisamme­nt d’argent et qu’elle n’a pas besoin de s’y intéresser. Mais elle le fait quand même avec Tudor, ce qui lui permet d’occuper le terrain avec une offre de produits qui parle au client “aspiration­nel” de Rolex», décrypte Olivier Müller. Pour de nombreux observateu­rs, il est urgent de multiplier les initiative­s, car la concurrenc­e étrangère ne se fait pas prier. Le succès des montres Daniel Wellington, lancées il y a neuf ans par un jeune Suédois, prouve qu’il y a du potentiel. Pour séduire les 15-30 ans, la griffe a misé sur un prix abordable, un design épuré légèrement rétro jouant la carte de la versatilit­é grâce à des bracelets aisément interchang­eables et une suractivit­é sur les réseaux sociaux. Une

#1. Rolex Chiffre d’affaires : 4,9 milliards d’euros. Production annuelle : 1 million de montres. Prix moyen TTC : 13 526 euros.

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