Paul Chemetov : « Il faut une pièce en plus ! »
Selon l’architecte, le confinement a mis en exergue des besoins déjà patents avant la pandémie.
Appartements surpeuplés, manque d’espace, de lumière… Le confinement a révélé aux yeux de tous une crise du mal-logement bien antérieure à la pandémie. Architecte engagé, ancien communiste – on lui doit notamment le ministère de l’Économie et des Finances, la grande galerie du Muséum national d’histoire naturelle et de nombreuses constructions en banlieue –, Paul Chemetov, 92 ans, plaide pour une éthique de la construction. Selon lui, l’habitat post-Covid-19 devra être avant tout habitable
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Le Point: Quel est le principal enseignement de cette crise pour l’architecte que vous êtes? Paul Chemetov :
Cette crise agit comme un révélateur de tout ce que masquait le business « as usual » qui nous anesthésiait. Le confinement a rendu criantes les inégalités de notre monde, les mal-logés dans des logements surpeuplés, l’impossible accès aux réseaux, non seulement par le déficit de matériel, mais tout autant par le manque de maîtrise des codes sociaux, culturels ou langagiers, que présupposent le télétravail ou l’enseignement à distance. Dans mon métier, à chaque projet, à chaque chantier, les problèmes économiques, bureaucratiques, normatifs, de l’immédiateté et de la performance, nous aveuglent sur la fiabilité durable des bâtiments, sur les évidences d’un bouleversement de nos repères, dans un monde fini, surpeuplé et surexploité. habitude de l’habitat collectif ont provoqué la fuite de la majorité de leurs primo-occupants.
À quoi ressemblerait donc un immeuble d’habitation post-Covid-19, selon vos vues?
Plus exactement, à quoi ressemblerait un habitat contemporain ? Qu’il soit en premier lieu habitable, c’est-à-dire d’une surface suffisante pour y vivre. « Les beaux trois-pièces de 57 mètres carrés » des brochures promotionnelles, avec cuisine intégrée à la salle de séjour, n’y répondent pas. Qu’il soit évolutif dans sa distribution intérieure. Nous construisons aujourd’hui des bâtiments dont la durée de vie est de l’ordre du siècle. Nous sommes responsables de leur bonne tenue pendant trente ans et assurés pour cela (cas unique au monde). La distribution et la structure des habitats contemporains doivent permettre leur modification par les quatre générations qui vont les occuper. Le confinement a par ailleurs montré la nécessité absolue d’une pièce en plus et d’un espace extérieur, de taille suffisante pour une famille.
Architecte. Auteur, avec Frédéric Lenne, de Être architecte (Arléa, 2019).
Cette crise va-t-elle nous rendre plus intolérants à la densité, à la promiscuité? En somme, est-ce la fin des «cages à lapins»?
La ville de Paris a une densité plus forte que celle de Londres, New York ou Berlin, par exemple. N’est-elle constituée que de cages à lapins : rue de Rivoli, place des Vosges, place Vendôme, sur les boulevards et les places qui la structurent ? Le terme « cage à lapins » a été employé pour disqualifier l’habitat des grands ensembles. En dehors des défauts liés à leur mode de production et à leur implantation indifférente aux territoires et à l’existant, pour la première fois étaient offerts de la surface, du soleil, de l’eau chaude et des baignoires. Le non-entretien, l’absence de transports en commun et le peuplement par des ménages qui n’avaient aucune
Disposer d’un pavillon avec jardin et d’une voiture individuelle semble être l’assurance d’un bon confinement. Ne va-t-on donc pas favoriser un schéma d’habitation contesté notamment pour des raisons écologiques?
Il est nécessaire que cet habitat ne soit pas une passoire thermique, et donc énergétique, et qu’il soit construit dans une optique de circuits courts. Pourquoi importer du granit de Chine ou des menuiseries du Moyen-Orient ? Enfin, il faut s’attacher à éclairer naturellement les espaces communs (couloirs, halls), comme les cuisines et les salles de bains. Cela allégera tout autant les charges payées par les habitants. Mais à la pénurie extrême de logements habitables s’ajoutent ceux qui sont inhabitables (10% des existants en France et jusqu’à 25% dans les quartiers populaires). La question du coût de ce qu’il va falloir construire pose la question du sol. Pourquoi en ville acheter le terrain et non le louer ? Le bail à construction le permet. Pourquoi exproprier alors qu’il suffirait de séparer l’usage, l’usufruit de la nue-propriété ? À toutes ces questions, et à toutes ces contradictions, vous répondez malicieusement par les avantages de la maison individuelle. Or la consom
Le télétravail a l’avantage de son individualité, là où est l’écran serait le bureau. Sauf que l’échange direct entre personnes travaillant sur un même projet est plus rapide et plus productif que celui d’une visioconférence. Le filtre du média empêche la spontanéité, il formalise et bureaucratise les relations. Enfin, le télétravail ne répond en rien à toutes les productions matérielles, ce qui est le cas de notre métier, des usines ou manufactures, et aussi des commerces et services publics. Imagine-t-on un téléhôpital ou un télélogement (furtif…) ? Nous qui avons recours au télétravail, nous en constatons les limites ! Si l’on peut faire un souhait pour l’aménagement futur des immeubles de bureaux, leur liberté de cloisonnement et leur conversion possible pour d’autres usages paraissent s’imposer.
S’agissant des «seniors» qui vivent encore chez eux, de quelle manière pourront-ils trouver leur place dans la ville de demain? Comment devra-t-elle s’adapter à eux?
Les « seniors » représentent à peu près le quart de la population française. La pandémie accentue les défauts du système des Ehpad, marchandisés pour beaucoup et qui deviennent des mouroirs par la désocialisation qu’ils provoquent. Les quelques expériences de résidences, dotées de permanences médicalisées et de lieux possibles de vie commune, montrent que l’autonomie de leurs habitants, qui vivent non dans des chambres mais dans leurs appartements, avec leurs meubles et leurs trésors et souvenirs, à leur propre rythme, est une meilleure solution. L’allongement de l’espérance de vie prolonge le temps de la retraite jusqu’au quart de siècle. Tout un temps de travail qui crée de la valeur et non de la plusvalue devient disponible pour le plus grand bien de ceux qui s’y consacrent par leur investissement dans des passions personnelles, lecture, musique, bricolage et artisanat, comme dans le temps et le soin apportés aux autres.
Ne craignez-vous pas que cette crise impose davantage de normes dans la construction?
Concernant les normes, nous en sommes saturés. Elles ne font que traduire la bureaucratisation d’un processus – la construction – fait d’expériences partagées et d’inventions communes. Il nous faut atteindre des objectifs environnementaux et économiques, mais par des chemins propres à chaque projet. Cette question concerne le marché immobilier, qui tend actuellement à proposer non des habitats mais des produits générant un profit élevé. Le marché tel qu’il est structuré ne peut répondre à la demande de logements habitables. Le confinement a mis en évidence une quantité de constructions inhabitables, qui aggravent la pénurie de logements dans toutes les agglomérations et métropoles.
Cette crise stimule-t-elle votre créativité? Avez-vous des projets pour l’après?
Ces questions étaient évidentes avant le Covid-19, il les a révélées aux yeux de tous. Les projets pour l’après ne sont en rien différents de ceux que nous construisons, habitats individuels groupés ou logements collectifs, car l’urgence écologique et l’exigence de logements habitables étaient patentes bien avant la pandémie
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