Ramy Fischler : L’avenir est à la « chronotopie »
L’irruption de la technologie dans le logement a bouleversé l’usage des espaces de vie, explique le designer. Selon lui, les précautions imposées par le Covid-19 ne remettraient pas en cause le désir de vivre ensemble.
Ramy Fischler, 41 ans, designer « généraliste », comme il se présente lui-même, intervient autant sur des projets collectifs – tel le Reffetorio, le restaurant solidaire du grand chef italien Massimo Bottura à Paris – que sur des projets hôteliers et privés. Avant l’exposition qu’il a conçue autour du futur dans le cadre de Lille Métropole 2020, il revient sur l’impact de la crise sur nos intérieurs.
Le Point: Allons-nous vivre désormais différemment notre intérieur?
Ramy Fischler :
Beaucoup de mouvements étaient à l’oeuvre avant cette crise sanitaire. Elle n’a évidemment ni intention ni intelligence, et je ne suis ni devin ni astrologue. Mais elle met en lumière des évolutions en cours, accentue des frémissements déjà perçus dans la manière de vivre. C’est le cas de la répartition des espaces au sein de la maison. Celle-ci s’est finalement peu modifiée pendant longtemps : la fonctionnalisation de certaines pièces, comme la cuisine, remonte au Moyen
Âge. La grande mutation qui a changé en profondeur notre rapport au domestique n’est pas le confinement. Ce fut l’irruption du numérique, précédée de celle du téléphone et de la télévision. Chaque pièce a été ainsi repensée. Reprenons l’exemple de la cuisine. Ce lieu où l’on préparait la nourriture était aussi celui où l’on se réchauffait, où l’on partageait les repas, où l’on goûtait l’intimité. Le poste de télévision est arrivé, et la vie familiale s’est décentrée vers le salon. Quand ces instruments technologiques, téléphone et écrans, sont devenus mobiles, le salon a perdu la partie : il n’y a plus eu d’espace protégé ou réservé à la vie collective. De nouvelles habitudes se sont inscrites dans nos vies avec cette invitation permanente du monde extérieur chez soi : on y fait entrer ses amis mais aussi ses collègues. Bien plus qu’un réaménagement matériel, les outils technologiques ont redessiné, sinon aboli, les frontières entre professionnel et privé, intime et public. Les pièces se sont virtuellement décloisonnées. L’usage a pris le pas sur la fonction.
Designer, fondateur de RF Studio.
Comment, dès lors, envisager son espace intime?
Il ne s’agit pas de vivre sans technologie mais de s’orienter vers de nouvelles formes de limites temporelles et spatiales de ces outils à l’intérieur de la maison : il est plus facile de réguler l’usage que l’on en fait que de casser les murs de son appartement – ce qui est difficile, long et coûteux. L’avenir est à la « chronotopie », c’est-à-dire la capacité de transformer un lieu en fonction du moment et de l’usage. Aujourd’hui, le flux numérique est permanent. Le choix qui s’ouvre est celui de la déconnexion, qui permet de privilégier à certaines heures, dans certaines pièces, tantôt la vie familiale, tantôt l’exercice professionnel, tantôt l’interaction sociale. C’est une nouvelle manière de vivre l’espace.
Comment répondre à cette nouvelle appréhension?
Les designers doivent plus que jamais donner du sens à ces écosystèmes que sont un immeuble, un appartement, une pièce, un ensemble de mobilier, en prenant en compte autant l’environnement macro que micro – les ustensiles. Pour reprendre l’exemple de la cuisine, c’est aujourd’hui un système connecté : on peut ainsi participer à un cours de cuisine en utilisant des robots ménagers ou des écrans qui nous relient à des milliers de personnes vivant simultanément la même expérience. On partage un moment à la fois collectif et intime. Au passage, notons que nous sommes entrés dans l’ère de l’hybride. Une chaise connectée n’est pas qu’un siège, une table connectée pas qu’une table – on y travaille comme on y dîne, on y passe du professionnel au privé. Comme l’espace, le mobilier n’est plus défini par sa seule fonction mais s’adapte à une multitude de temporalités. Avec mon studio de création, j’ai ainsi imaginé un mobilier domestique en gradin – une forme plutôt utilisée dans les espaces publics et de plus en plus dans l’entreprise. Ce n’est pas un hasard si cette configuration d’assise issue de l’Antiquité redevient emblématique de notre époque en quête de partage. C’est un mobiliercollectifquisetransformeenthébaïdegrâceàsabibliothèque intégrée ou devient au contraire une agora adaptée aux rassemblements, réels ou virtuels.
Est-ce possible à plus grande échelle?
Différemment, mais il sera toujours plus aisé de réinventer les usages et services d’un immeuble que de le détruire. On
pourrait prendre comme exemple les HLM et autres logements sociaux qui étaient conçus pour durer quinze ans et qui sont toujours là. Dans ces bâtiments vétustes et précaires, repenser les espaces communs est nécessaire. Plus généralement, en France, l’habitat collectif est peu adapté à notre époque, quelle que soit d’ailleurs la catégorie sociale qui l’occupe : chacun reste chez soi, dans une organisation en silos. Ailleurs, on réfléchit déjà à d’autres modèles. Au sein d’un même ensemble architectural peuvent coexister, avec des coûts et des tailles d’appartement différents, une grande diversité d’habitants. Cette mixité sociale favorise l’entraide et la rencontre, grâce à des services communs et partagés par tous : quels que soient son appartement et ses moyens, on a accès aux mêmes types de services, aux mêmes espaces de jeu ou de détente. La notion de partage se déporte, l’espace de l’intime s’amplifie au-delà des murs de son chez-soi. Ce « coliving » s’inspire finalement du monde hôtelier : l’espace de vie privée peut être limité s’il s’accompagne de plus grands espaces communs. Pourquoi ne pas imaginer, demain, une cuisine commune, une cave à vins commune, un garde-manger commun, plus beaux, plus vastes que ceux que l’on pourrait avoir individuellement ? Le rapport à l’espace s’accompagne d’une vocation de service.
Y a-t-il une accélération?
Tout est une question culturelle. En Suisse ou en Scandinavie, la tendance de l’habitat partagé est plus marquée qu’en France, où elle éclot à peine. Mais de nouveaux paramètres vont changer la donne, au premier rang desquels un facteur générationnel. Les vingt dernières années ont promu l’individualisation des sociétés, et l’imaginaire ne portait pas à aimer le partage. Les cycles font que la génération des 20-30 ans l’érige davantage en valeur, sans d’ailleurs en faire – comme ce fut le cas à d’autres moments de l’Histoire – un enjeu politique. Le partage n’est pas vécu d’une manière « socialiste », mais il apparaît comme une réponse adaptée à la convergence des données et des réseaux dans un même lieu. Quand hier le regroupement dans un même espace de vie était lié à une typologie de métiers ou de classe sociale (des cités ouvrières aux ateliers d’artistes), le choix de vivre ensemble reposera demain non seulement sur une typologie d’usage, mais aussi sur un partage de valeurs, dont en particulier l’accès le plus direct possible au végétal et à la nature.
Le rapport de l’habitat à la nature s’érige en valeur?
Tout le monde ne partagera pas de potager urbain et tout le monde n’habitera pas le Bosco Verticale de Milan. Sans doute de nouvelles inégalités apparaîtront-elles quant à cette proximité avec le vert. Mais on peut penser que, quand il s’agira de déménager, on se posera de plus en plus la question des services proposés par un immeuble, des valeurs qu’il porte et du rapport à la nature qu’il propose. La biophilie – c’est-àdire la manière dont la nature se matérialise dans le monde urbain – a le vent en poupe. Concrètement, en architecture, la tendance actuelle est aux immeubles en bois. Ce n’est pas lié à leurs seules vertus écologiques. On sait aujourd’hui que la proximité avec les matières naturelles rend les gens plus heureux, plus épanouis, moins stressés. Ce qui doit conduire architectes et designers à repenser la place et le rôle des matériaux, en retrouvant la caresse du bois, le toucher de la pierre, en jouant sur les sonorités comme la musique de l’eau qui s’écoule. Cette nouvelle domestication de la nature est donc nécessaire mais pas suffisante : elle émerge au moment où l’urgence climatique s’intensifie et où on sent la nécessité de se connecter au vivant, bien au-delà de l’environnement urbain. La réinvention de notre rapport au vivant constitue un nouveau champ de réflexion pour les designers, les architectes, les paysagistes et les promoteurs, et la crise actuelle ne fera qu’accélérer cet engouement
La crise sanitaire et les mesures de distanciation sociale ne vont-elles pas à l’encontre de ce nouveau partage que vous appelez de vos voeux ?
Construire un immeuble nécessite entre cinq et dix ans selon sa taille, fabriquer un objet innovant peut mettre deux à quatre ans avant sa mise en vente. Bien heureusement, notre métier nous impose de nous projeter dans une temporalité bien plus lointaine que l’urgence sanitaire que nous traversons. Et à long terme, il est évident que le désir de se rassembler, d’échanger et de vivre ensemble restera l’un des fondements de notre société. D’autres défis, essentiellement écologiques, vont nous amener à devoir revoir nos modes de vie, et en cela le vivre-ensemble, l’usage proportionné des technologies et le rapport au vivant seront clés
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« Comme l’espace, le mobilier n’est plus défini par sa seule fonction mais s’adapte à une multitude de temporalités. »