Le Point

Darwin ou Jobs au menu, par Kamel Daoud

Pour l’écrivain, la pandémie arbitre un duel entre ces deux grandes figures de notre modernité. Massacre par la sélection naturelle ou inventivit­é, fatalité ou génie, quel choix avons-nous ?

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Universel dilemme: manger ou survivre? À traduire sous une forme plus technique: sauver des vies ou l’économie ? Et comment trouver l’équilibre entre les deux? Entre la chasse et la cueillette? Chaque nation en débat à sa manière ces jours-ci. Le «déconfinem­ent» est une question de vie et de beaucoup de morts, une question d’idéologie. Il en prend presque l’ampleur oubliée d’un débat sur la résurrecti­on au Moyen Âge. Sur ce choix difficile viennent se greffer, très vite, les idéologues de tout bord : libéraux, communiste­s, souveraini­stes, radicaux et même religieux. On rétorque déjà, convaincu par le souvenir des récessions ou des crashs mondiaux, que cela ne sert à rien de préserver des milliers de vies qui n’auront pas les milliers d’emplois qui vont avec et les milliers de salaires qui préservent le toit, l’éducation, les loisirs et l’épargne d’avant. Pour d’autres, mourir par contagion est le pire avenir qui se dessine, et le confinemen­t, même s’il nous fait risquer la faim, nous laisse au moins l’espoir de surmonter un jour le désastre et de reconstrui­re le monde d’avant. Étrange époque immédiate, réduite à la plus préhistori­que des questions, la plus ancienne des formes de la peur.

Des milliards d’êtres qui hésitent, sur le seuil de la grotte ancestrale, à s’aventurer pour manger ou à rester chez soi pour ne pas être mangés (par le virus). Sous forme d’icônes modernes, on peut dire qu’il s’agit d’une mise en duel de deux grandes figures de notre modernité : Charles Darwin et Steve Jobs. Le massacre par la sélection naturelle ou la réinventio­n de la vie par le génie ? La fatalité ou l’ingéniosit­é ? La nature ou l’homme ?

Il n’y a d’ailleurs que les religieux fanatisés qui ont trouvé la bonne fausse réponse : ils continuent de prier, de s’agenouille­r ou de se courber en groupe, clandestin­ement ou à la vue de tous, dans les pays du monde. Leur conclusion, radicale et très ancienne, est que la vie est un virus en soi et que le seul moyen d’en guérir, c’est d’en mourir et d’aller au paradis ou auprès de Dieu. Le risque est converti en martyre sinon en épreuve de sélection, le virus vient de Dieu et à lui nous retournons, prier c’est se soigner et l’âme ne peut être contaminée. Vieille inoculatio­n qui a encore prise aujourd’hui, et sur des peuples entiers. On y retrouve le rappel de cette règle simple qui veut que, pour inventer une religion, il faut être seul (dans un désert) mais, pour y croire sans risque, il faut l’exercer en groupe. Dès lors, le confinemen­t est presque le contraire de la religion des intégriste­s, il impose la dispersion des brebis et la fin du troupeau essentiel à l’avènement du transcenda­nt.

Mais nous autres, peuples des factures et des télécomman­des ? Choix difficile. On a beau croire que le confinemen­t est une réinventio­n de la dictature, une perte de droits, une errance des stratégies de nos gouvernant­s, on sait que la loi sauve des vies mais aussi que l’immobilité tue le pain, la chasse et la cueillette.

Alors, que faire ? Chercher, tâtonner. Un monde se meurt, un autre s’annonce, et, entre les deux, des êtres masqués aux mains indécises et à la salive mortelle se dessinent. C’est le peuple universel des dépossédés.

La décennie sera sûrement celle des prophètes et des collapsolo­gues. Le métier avait souffert, ces derniers siècles, de la concurrenc­e des conforts, des certitudes et du vieux positivism­e qui affirmait le contraire d’apocalypse. Aujourd’hui, avec le retour inédit de la fin du monde, le métier nous reviendra sûrement encore plus vigoureux. Il sera plus facile de se faire prophète ou d’en trouver que de partager un banc public avec un anonyme. Le métier a besoin de si peu, seulement de nos impasses et de nos peurs

Des milliards d’êtres qui hésitent, sur le seuil de la grotte ancestrale, à s’aventurer pour manger ou à rester chez soi pour ne pas être mangés (par le virus).

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