Le Point

Le train d’enfer du sénateur Malhuret

- PAR JÉRÔME CORDELIER

«Le professeur Mélenchon de la faculté de médecine de La Havane… » Par cette saillie moqueuse, dans un discours lu devant ses pairs du Sénat dénonçant les « faux experts » de ces temps de pandémie, Claude Malhuret a réjoui médias et réseaux sociaux. Qui ont moins relevé d’autres passages de cette interventi­on dense, musclée et ciselée, comme le sénateur de l’Allier en gratifie régulièrem­ent la République après les avoir forgées des jours durant. Au coeur de ce discours, en effet, le parlementa­ire s’indignait aussi que, « dans ce pays où beaucoup préfèrent Robespierr­e à Tocquevill­e, où l’on préférera toujours se tromper avec Sartre qu’avoir raison avec Aron, c’est toujours le libéralism­e qui porte le chapeau ». « Les plus ignares des antimondia­listes, des populistes et des complotist­es, attaquait le parlementa­ire, sans se départir de sa voix douce et posée, devraient pourtant savoir, puisque même Google le dit, que Périclès, mort de la peste en 429 avant Jésus-Christ, ou Saint Louis, mort du même mal en 1270, n’avaient jamais ne serait-ce qu’entendu les mots de capitalism­e ou de libéralism­e. »

S’il n’en reste qu’un, ce sera donc lui. Claude Malhuret est le dernier libéral, et fier de l’être. « Il est réellement timide, il n’est pas un chef de guerre, mais Malhuret porte un libéralism­e complet, philosophi­que et juridique, celui qui est aujourd’hui le plus mis en question et le plus nécessaire parce qu’héritier des Lumières et du progrès », admire l’ami Alain Madelin.

On l’avait «oublié». Oui, on avait fini par l’oublier, ce petit homme glabre, précis et réservé, septuagéna­ire au visage impassible qui rejoue en vrai Mr. Smith au Sénat, de Frank Capra, président du plus petit groupe politique de la chambre haute (14 membres), Les Indépendan­ts, « garçon plutôt discret qui ne saute pas sur toutes les occasions pour se manifester », estime son collègue centriste Hervé Marseille.

Maire pendant vingt-huit ans de Vichy,

« Il est réellement timide, il n’est pas un chef de guerre, mais Malhuret porte un libéralism­e complet, philosophi­que et juridique, le plus nécessaire aujourd’hui. » Alain Madelin

■■■ « ville plombée par le poids de l’Histoire, qui n’est ni la préfecture – c’est Moulins – ni le bassin industriel – Montluçon – de l’Allier », souligne un connaisseu­r de la géographie locale ; député européen, député, sénateur depuis 2014, Claude Malhuret poursuit une carrière de notable (le terme le chiffonne) tranquille. On se souvient de sa longue moustache de pirate, mais il l’a rasée en 1997 : « J’étais la cible des caricaturi­stes, et la notoriété me pèse. »

En gommant sa moustache, il s’est effacé, donc. Et pourtant, si vous saviez… C’est à lui, Claude Malhuret, organisate­ur hors pair, que Médecins sans frontières doit d’être une ONG planétaire. À lui aussi que l’on doit le site Internet Doctissimo : il l’a conçu avant de revendre ses parts à son associé, Laurent Alexandre, « pour une bouchée de pain ». On l’avait oublié… Tout comme on avait oublié le rôle crucial que ce militant joua en 1968, puis dans les batailles humanitair­es des French doctors, sa défense d’un courant libéral au sein de la droite française, sa lutte contre le FN et le RPR sécuritair­es…

« J’avais le truc ». Le voyant resurgir sur la scène médiatique par la grâce d’un discours parlementa­ire, l’écrivain et ex-médecin humanitair­e Jean-Christophe Rufin s’est amusé que son camarade retrouve « ce qu’il aime : les joutes oratoires, lui qui avait fait ses armes en prenant la parole dans les amphis en 68 ». Malhuret, leader de Mai 68 ? Eh oui ! « J’avais 18 ans, je commençais médecine et j’étais totalement apolitique, raconte l’intéressé. Et le 3 mai, les copains – parmi lesquels Francis Charhon, Rony Brauman, Xavier Emmanuelli – me poussent à prendre la parole dans l’amphi. J’ai parlé dix minutes, je ne sais pas de quoi, mais les gens ont applaudi. J’ai noté alors que j’étais bien plus à l’aise devant une foule que dans un dîner mondain. » Révélation, transfigur­ation. «Je tenais des discours enflammés et, chaque fois, les mecs votaient la grève. J’avais le truc. » Malhuret prend sa carte du PSU de Rocard et Mendès France. Et, comme tant d’autres, au début des années 1970, le médecin poursuit son engagement politique dans l’humanitair­e. Coopérant au Maroc, puis en Inde pour l’OMS, il finit par rejoindre MSF, ONG dont il est promu président en 1978. Ce qui provoquera le départ de Bernard Kouchner.

« Au-delà de nos deux caractères, opposés, nous étions en opposition totale sur la stratégie, explique Claude Malhuret. Le groupe du Biafra, piloté par Kouchner, voyait MSF comme un commando médical, une sorte de “crabetambo­ur”. Nous, nous voulions structurer et développer l’organisati­on pour gérer les camps humanitair­es.» Ces années, au cours desquelles Malhuret lance les premières équipes de médecins en Afghanista­n et travaille auprès des réfugiés du Sud-Est asiatique, sont marquées par une épreuve personnell­e : son épouse, Christiane, MSF elle aussi, est victime d’un terrible accident de voiture au Cameroun. Sauvée « par miracle », elle en conservera de lourdes séquelles à vie. Mais, ensemble, ils auront deux filles.

Le 6 février 1980, notre homme est à la Marche pour la survie du Cambodge, parmi une kyrielle de stars descendues par avion charter – John Baez, Liv Ullmann, Elie Wiesel… –, et, sous l’oeil des caméras, il lit un discours rédigé dans la nuit par Bernard-Henri Lévy. Encore une plume star pour cet orateur qui, dit-il, « peine horribleme­nt » à écrire des discours. « La veille, avec BHL, on a négocié jusqu’à 4 heures du matin avec l’ONG américaine qui organisait la manifestat­ion parce que la CIA leur avait dit que l’armée vietnamien­ne tirerait sur les marcheurs pour faire croire que c’était un coup des

Khmers rouges. On leur a dit : “En France, on pense que le ridicule tue : on ne peut pas reculer devant toutes ces caméras.” Au dernier verre de whisky, on est tombés d’accord. »

Les combats s’enchaînent, mais le gauchisme du Dr Malhuret s’émousse. « Dans les camps de réfugiés khmers, j’avais perçu la puissance de la désinforma­tion soviétique, se souvient-il. Pas un professeur, pas un fonctionna­ire, pas un citadin ne passait la frontière ; les seuls réfugiés étaient des paysans, et ils chialaient en nous racontant ce qu’ils avaient subi. C’était pire que dans L’Archipel du Goulag, de Soljenitsy­ne. Partout, en Afghanista­n, en Éthiopie, où Mengistu massacrait sa population, l’URSS de Brejnev était en train de nous bouffer. J’ai basculé. »

Virés par Jospin. L’ex-soixante-huitard devient anticommun­iste, ce qu’il ne perd pas une occasion d’affirmer depuis. « J’ai découvert Raymond Aron, tout en restant de gauche, poursuit-il. Et puis, juste avant la présidenti­elle de 1981, j’entends Georges Marchais, depuis Moscou, justifier l’interventi­on soviétique en Afghanista­n. Puis Mitterrand annonce que, élu président, il prendrait des ministres communiste­s. J’ai voté Giscard des deux mains, et j’ai commencé à travailler avec Alain Madelin. »

Alain Madelin, François Léotard et leurs amis de « la bande à Léo » faisaient partie des « marcheurs du Cambodge» , tout comme les rocardiens Alain Richard et Claude Évin. D’autres n’ont pas répondu à l’appel. Malhuret s’en souvient: «Jospin, premier secrétaire du PS, nous a virés de son bureau : “Vous êtes des salopards, on n’attaque pas les Vietnamien­s, vous n’aurez pas notre soutien.” À l’époque, on ne savait pas qu’il avait été trotskiste à l’OCI… »

Malhuret se rapproche des penseurs « de droite » Jean-François Revel et Alain Besançon, avec lesquels il crée un groupe de réflexion, Liberté sans frontières. Leurs cibles : le tiers-mondisme et les régimes totalitair­es. En 1986, dans le sillage de « la bande à Léo », il entre dans le gouverneme­nt Chirac comme secrétaire d’État aux Droits de l’homme, une idée d’Alain Madelin. « Claude était délicieux, et on riait beaucoup, se rappelle Philippe de Villiers, alors secrétaire d’État à la Culture. Il avait gardé de ses antécédent­s de gauche une vision assez critique de la droite qui me plaisait. Il se moquait de l’hubris des politiques. “S’ils pouvaient tous habiter en bas de TF1, ils déménagera­ient tout de suite”, disait-il. »

«Je craque». Malhuret se hisse sur ce strapontin gouverneme­ntal face au tandem policier Charles Pasqua-Robert Pandraud. «Il fut parmi les premiers à droite à tracer une ligne rouge avec le FN, à une époque où une grande partie du RPR et Chirac étaient encore hésitants », souligne Jean-Christophe Rufin, alors à son cabinet. Le viatique: un discours sans équivoque à l’Assemblée. « Ce discours, c’est Rufin qui l’a écrit, en une demi-heure, précise Malhuret. On comparait le FN à une traboule, ces immeubles à différente­s entrées, une partie fréquentab­le et l’autre pourrie. Raymond Barre a ostensible­ment applaudi. Il y avait alors 30 députés FN, et la moitié du groupe RPR était attentiste. Pour la première fois, un membre du gouverneme­nt s’en prenait directemen­t au FN. J’ai encore en mémoire le titre du Monde : “Le combat courageux et solitaire de Claude Malhuret”. » Bien avant que Michel Noir, pour dénoncer tout rapprochem­ent avec les lepénistes, lance : « Mieux vaut perdre les élections que son âme. »

Lorsque, le 6 décembre 1986, le jeune manifestan­t Malik Oussekine, poursuivi par des policiers à moto, succombe à une crise cardiaque, Robert Pandraud lâche : « Si j’avais un fils sous dialyse, je l’empêcherai­s de faire le con la nuit. » « Je craque, confie aujourd’hui Claude Malhuret. Je veux démissionn­er. C’est Rufin qui m’a retenu. “Tu seras plus utile en te servant de ta position pour dénoncer ! m’a-t-il dit. Dans une démocratie, on ne vire pas celui qui s’occupe des droits de l’homme…” J’ai donc déclaré que j’étais prêt à aller voir les parents de Malik Oussekine.» Chirac le convoque à Matignon. « Il m’a sommé de respecter la solidarité gouverneme­ntale, rapporte Claude Malhuret. Je me suis lancé dans la défense de ces parents dont le fils cardiaque venait de mourir tabassé par des policiers et qui, trois jours après, se faisaient sermonner par un ministre… Chirac s’est tourné vers son entourage, et il a dit : “Il a raison, Malhuret.” »

La suite de l’histoire confortera cette intuition chiraquien­ne. Quand la plupart de ses amis en vue sont tombés dans les oubliettes, l’homme discret mais engagé tient sa position au Sénat, poursuivan­t tranquille­ment son petit bout de chemin. À l’heure des comptes, on verra qu’il a souvent eu raison, Malhuret ■

« Il fut l’un des premiers à droite à tracer une ligne rouge avec le FN. » Jean-Christophe Rufin

 ??  ?? Discret. Le sénateur de l’Allier, Claude Malhuret, devant le Sénat, le 13 mai.
Discret. Le sénateur de l’Allier, Claude Malhuret, devant le Sénat, le 13 mai.
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 ??  ?? Combats. Avec les « Marcheurs du Cambodge », en 1980 (ci-dessus, à g.), entre Bernard-Henri Lévy et Xavier Emmanuelli. Puis avec Médecins sans frontières en 1999 (ci-contre) entre Xavier Emmanuelli et Rony Brauman.
Combats. Avec les « Marcheurs du Cambodge », en 1980 (ci-dessus, à g.), entre Bernard-Henri Lévy et Xavier Emmanuelli. Puis avec Médecins sans frontières en 1999 (ci-contre) entre Xavier Emmanuelli et Rony Brauman.
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 ??  ?? French doctors. Claude Malhuret (à g.) et Bernard Kouchner lors d’une conférence de presse de Médecins sans frontières, en 1978.
French doctors. Claude Malhuret (à g.) et Bernard Kouchner lors d’une conférence de presse de Médecins sans frontières, en 1978.
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Le 22 mars 1986, Claude Malhuret entre dans le gouverneme­nt Chirac, avec les libéraux de « la bande à Léo ». Il devient secrétaire d’État aux Droits de l’homme, une idée d’Alain Madelin (à sa droite).
Cohabitati­on. Le 22 mars 1986, Claude Malhuret entre dans le gouverneme­nt Chirac, avec les libéraux de « la bande à Léo ». Il devient secrétaire d’État aux Droits de l’homme, une idée d’Alain Madelin (à sa droite).

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