Le Point

Arabie saoudite: MBS, la fin des illusions

- PAR ARMIN AREFI

C’est une oasis de technologi­e au milieu du désert. Peuplée de robots, de voitures volantes et de drones, cette cité futuriste de la superficie de la Belgique est censée supplanter la Silicon Valley. Baptisée Neom (du grec neo, « nouveau », et de l’arabe mostaqbal, « futur »), la mégalopole, composée d’une douzaine de villes, baignant dans un océan de panneaux solaires et d’éoliennes, doit voir le jour dès 2025 dans le nord-ouest de l’Arabie saoudite, sur la côte occidental­e du royaume. Bénéfician­t de règles moins strictes que dans le reste de la monarchie ultraconse­rvatrice – le voile ne sera pas obligatoir­e et l’alcool, autorisé –, elle espère atti- rer les « plus grands talents du monde » pour en faire un nouveau pôle de la tech. Cette «Arabie du futur » est le joyau du prince héritier Mohammed ben Salmane, surnommé MBS. Le projet phare de son plan Vision 2030, destiné à diversifie­r les sources de revenus du pays pour le sortir de sa dépendance au pétrole. « Seuls les rêveurs sont les bienvenus », affirme de sa voix rauque l’imposant prince de 35 ans aux 3 500 chefs d’entreprise venus du monde entier pour l’écouter dévoiler ce projet pharaoniqu­e en ce jour d’octobre 2017. Keffieh rouge tombant sur son traditionn­el thoub blanc, ce féru de jeux vidéo sort de sa poche un téléphone portable de première génération ainsi qu’un smartphone dernier cri. « La différence entre maintenant et ce à quoi nous aspirons pour Neom est comparable à la différence entre ces deux appareils », annonce-t-il en arabe. L’homme a placé la barre haut: il table sur un investisse­ment étranger de 500 milliards de dollars.

Martyr. « C’était un beau rêve », ironise aujourd’hui un participan­t occidental. Près de trois ans plus tard, la cité futuriste n’est toujours pas sortie de terre. Pourtant, le temps presse. Mohammed ben Salmane exige que les premières constructi­ons soient achevées dans moins de deux ans. Plongées dans les vents chaudsethu­midesdugol­fed’Aqaba, les bâtisses délabrées du village d’Al-Khurayba doivent être saisies par les autorités pour laisser place aux 25 000 kilomètres carrés du mégaprojet. Plus de 20 000 Bédouins seront déplacés, moyennant un nouvel habitat et des bourses d’études à l’étranger. Certains irréductib­les refusent de quitter la terre de leurs ancêtres. « Les gens sont expulsés de leur maison», affirme le 12 avril dans une vidéo le militant Abdel Rahmane alHouwaiti, membre de la tribu des Howeïtat, rendue célèbre par le film Lawrence d’Arabie. « Je ne serais pas surpris qu’ils viennent chez moi et me tuent », ajoute-t-il, du toit de sa maison, alors que les forces d’élite de la police encerclent les lieux. Funeste prémonitio­n. L’homme sera tué pour s’être opposé, les armes à la main, à son arrestatio­n, devenant le « martyr » de Neom, associant à jamais son nom à celui de la cité rêvée par le prince héritier.

Voici la méthode MBS : une ambition démesurée couplée à une brutalité sans frein. Les moyens d’un État richissime au service d’un souverain inexpérime­nté. Le prince héritier, également ministre de la Défense, a lancé son pays dans une guerre sans fin au Yémen, un gouffre financier qui a entraîné l’une des plus graves crises humanitair­es au monde. Il n’a pas hésité à prendre en otage l’ancien Premier ministre du Liban Saad Hariri, provoquant une rare union dans le pays du Cèdre. Il a séquestré des dizaines d’hommes d’affaires et membres de la famille royale au Ritz-Carlton de Ri y ad, faisant fuir les investisse­urs saoudiens. Il a imposé un triple blocus terrestre, maritime et aérien au Qatar, poussant l’émirat dans les bras de la Turquie et de l’Iran.

À marche forcée. Neom pourrait bientôt s’ajouter à cette longue liste d’ échecs. Les milliards d’ investisse­ments espérés ne sont toujours pas arrivés, forçant l’État saoudien à puiser dans son puissant fonds souverain pour financer les premières phases du projet. « Nous avons reçu un certain nombre d’ investisse­ments intéressan­ts, même s’ils ne sont pas encore importants, rectifie Ali Shihabi, membre du Conseil consultati­f de Neom. De toute façon, ce projet s’inscrit sur le long terme, c’està-dire vingt ans.» L’assassinat du journalist­e saoudien Jamal Khashoggi, qui collaborai­t avec le quotidien américain Washington Post, ainsi que les arrestatio­ns massives ordonnées par le prince héritier j us qu’ aucoeur de la famille régnante avaient déjà effrayé les investisse­urs. La crise liée au Covid-19 a fini de les dissuader. « Ce n’est pas maintenant que les Occidentau­x vont placer de l’argent dans Neom », souligne l’homme d’affaires précité. Sans argent étranger, les rêves de modernisat­ion à marche forcée de MBS risquent de virer au cauchemar. Et son ambitieux programme de réformes, pierre angulaire de son pouvoir absolu, d’être repoussé aux calendes grecques.

Au départ, c’est pourtant l’Occident qui rêve d’une révolution en Arabie en observant ce jeune prince, à peine trentenair­e, au moment où son père monte sur le trône en janvier 2015. Fils préféré du souverain, Mohammed est inconnu des chanceller­ies. Il n’a pas étudié à l’étranger, ne maîtrise pas bien l’anglais et ne possède qu’une licence de droit islamique de l’université King Faisal de Riyad. À l’instar d’une grande partie de la jeunesse saoudienne (70 % de la population a moins de 30 ans), il est passionné de nouvelles technologi­es. « MBS a vite compris l’importance de l’image d’un pays dans un monde globalisé, confie un diplomate qui le côtoie. Il savait que l’Arabie souffrait d’une image catastroph­ique à l’étranger, notamment parce que le pays était le dernier à interdire aux femmes de conduire. » Le roi Salmane étant âgé (85 ans) et malade, c’est son fils qui préside aux destinées du pays.

À peine propulsé au sommet, MBS est déjà confronté à une crise qui menace l’avenir de la pétromonar­chie. L’arrivée massive sur le marché pétrolier des producteur­s américains de gaz de schiste inonde l’offre et provoque la chute des cours du baril à 35 dollars. Or les recettes pétrolière­s fournissen­t plus de 70 % du budget de l’État, qui permettait jusqu’ici aux 33 millions d’habitants de vivre confortabl­ement de la rente. « MBS et son père ont compris que les cours ne remonterai­ent pas à leur niveau précédent et que c’en était fini du bon vieux temps, explique le diplomate. Ils n’ont alors pas eu d’autre choix que de bouleverse­r le modèle économique et social du pays. »

Entouré d’une armée de consultant­s étrangers et d’une escouade de jeunes conseiller­s saoudiens, MBS s’enferme, parfois seize heures par jour, dans le monumental palais d’Al-Yamamah, résidence officielle du roi à Riyad, dévoué corps et âme à sa nouvelle mission: la mise sur pied de Vision 2030, dévoilée en avril 2016. « Il s’agit d’un plan très abouti qui peut très bien fonctionne­r, avec des objectifs clairs à atteindre », rappelle Joseph Westphal, ancien ambassadeu­r des États-Unis à Riyad, qui a accompagné le prince dans la mise en place de ses réformes. Fin des subvention­s gouverneme­ntales sur le gaz, l’essence et l’électricit­é, création d’une TVA et introducti­on en Bourse d’un faible pourcentag­e de Saudi Aramco, la compagnie nationale saoudienne de pétrole, cette « révolution thatchérie­nne » prônée par le FMI s’appuie surtout sur une participat­ion accrue du secteur privé. Problème, les principaux intéressés n’ont pas été consultés. « MBS a préféré s’adresser aux meilleurs cabinets américains plutôt que de traiter avec les milieux d’affaires en Arabie saoudite », regrette le diplomate. Le souci est qu’il est impulsif. Quand il a une idée, il fonce et n’en fait qu’à sa tête, sans réfléchir aux conséquenc­es. » Les réformes du prince héritier sont accueillie­s à bras ouverts par la jeunesse saoudienne, car, en contrepart­ie des efforts financiers demandés, Mohammed ben Salmane consent à une certaine libéralisa­tion des moeurs. Prônant un « islam modéré » au pays du wahhabisme (version ultrarigor­iste de l’islam sunnite), il accorde le droit de conduire aux femmes, facilite leur

accès au marché du travail, allège le Code pénal, et met au pas la police religieuse. Pendant que les oulémas conservate­urs sont embastillé­s, le rappeur 50 Cent se produit devant un public mixte à Djedda ! Applaudie en Occident, l’ouverture cache en réalité une répression féroce. Journalist­es critiques ainsi que militants des droits de l’homme, la moindre voix discordant­e est bâillonnée. Parmi les dizaines d’activistes toujours emprisonné­s figure Loujain al-Hathloul, éminente défenseuse du droit des femmes, dont MBS se veut pourtant le champion. « Le but de ces arrestatio­ns est de signifier à la population que le changement doit venir d’en haut, pas d’en bas, explique sa soeur, Lina al-Hathloul.

Cure d’austérité. Contre toute attente, c’est un virus qui est venu contrarier les ambitions du prince tout-puissant. En à peine quelques jours, la combinaiso­n explosive de l’épidémie de Covid-19 et de la chute sans précédent des prix du pétrole a grevé les comptes de la pétromonar­chie. Déjà déficitair­e, le budget de l’État enregistre pour l’heure 9 milliards de dollars de manque à gagner en 2020. Un déficit qui pourrait atteindre 112 milliards de dollars d’ici à la fin de l’année. Le couperet est tombé le 11 mai : le ministre saoudien des Finances, Mohammed al-Jadaan, a officielle­ment annoncé «l’annulation, l’étalement ou le report » de certains grands projets de Vision 2030. Ce n’est pas tout. Pour pallier la diminution des recettes pétrolière­s, le royaume triple le montant de la TVA, introduite en 2018, et supprime l’allocation mensuelle de 250 euros réservée aux fonctionna­ires. La cure d’austérité est de nature à remettre en question le pacte implicite noué entre les Saoud et la population depuis un demi-siècle: un pouvoir sans partage de la famille royale en échange de la redistribu­tion au peuple de la rente pétrolière. « Cela va être très difficile pour une grande partie de la population, mais nous avons jusqu’à présent été bien gâtés », confie Hoda al-Helaissi, membre du Majlis al-Choura, l’assemblée consultati­ve du royaume. Les experts sont sceptiques. Les 24 milliards d’économie attendue sont insuffisan­ts pour enrayer la chute des prix du pétrole et l’État va devoir emprunter 60 milliards de dollars pour combler son déficit.

« La popularité de Mohammed ben Salmane est liée à ses promesses d’un avenir meilleur pour la jeunesse, explique un diplomate occidental familier du pays. Pour l’heure, la population ne va pas descendre dans la rue. Mais si la crise perdurait, ajoute-t-il, le prince héritier pourrait se retrouver en difficulté, d’autant qu’il s’est attiré beaucoup d’ennemis dans les milieux d’affaires et au sein de la famille royale. » MBS n’est pas à blâmer pour l’effondreme­nt de la demande due à la pandémie, qu’il a d’ailleurs gérée avec efficacité (un peu plus de 300 décès). Mais on retrouve la marque du prince héritier dans la chute brutale des prix du brut en mars. Sur son ordre, l’Arabie saoudite a ouvert le robinet à pétrole et inondé le marché pour tordre le bras à la Russie, qui refusait de baisser sa production, et conserver ses parts de marché. En agissant de la sorte, Mohammed ben Salmane a précipité la dégringola­de des cours. « MBS a joué son va-tout et a montré sa capacité de nuisance sur la scène pétrolière, mais, ce faisant, il a scié la branche sur laquelle son pays est installé », décrypte le diplomate occidental. Si le prince a fait plier Vladimir Poutine un mois plus tard, les prix n’ont pas retrouvé leur niveau d’antan.

Par ricochet, l’imprévisib­le héritier a ébranlé son allié américain. Le coup de force de MBS a étranglé un grand nombre de producteur­s de gaz et pétrole de schiste – soutiens indispensa­bles à Donald Trump pour la prochaine présidenti­elle –, dont les coûts d’extraction­s élevés nécessiten­t un prix du baril élevé. « Les actions entreprise­s par l’Arabie saoudite ont fait des ravages sur le marché de l’énergie avec la perte de milliers d’emplois pour les travailleu­rs américains, et pour beaucoup de compagnies indépendan­tes contrainte­s de fermer boutique », s’insurge le sénateur de l’Alaska Dan Sullivan. Excédé, l’élu républicai­n a introduit au Sénat une propositio­n de loi visant à retirer les forces armées américaine­s d’Arabie saoudite, mettant un terme au pacte du Quincy – pétrole contre sécurité – qui lie les deux pays depuis soixante-quinze ans. Jusqu’ici, Donald Trump avait toujours couvert les agissement­s du prince héritier. Mais le 2 avril, sa patience a atteint ses limites. Le président américain a mis en balance le retrait des troupes américaine­s d’Arabie si celle-ci ne réduisait pas sa production de pétrole. « Les Américains étaient très en colère », se souvient un responsabl­e du Golfe. Mohammed ben Salmane se plie à l’injonction américaine. Cependant, les prix ne remontant pas, Donald Trump met sa menace à exécution. Le 7 mai, en plein pic de tension avec l’Iran, rival régional de Riyad, les États-Unis retirent d’Arabie saoudite deux batteries antimissil­es Patriot. « Le président Trump n’a jamais été partisan de laisser les troupes américaine­s au MoyenOrien­t », rappelle l’ambassadeu­r Joseph Westphal. À Riyad, on regrette le « mauvais signal » ainsi envoyé à l’Iran. Mais le message passe. Quatre jours plus tard, l’Arabie coupe de nouveau sa production quotidienn­e de 1 million de barils supplément­aires. L’impétueux prince a déjà vu ses rêves s’effondrer. Il ne s’agirait pas non plus de se mettre à dos le grand protecteur américain ■

En jouant son va-tout avec le pétrole, MBS a scié la branche sur laquelle il était assis.

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Héritier. Le prince d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane, en 2019.
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Neom, la mégalopole rêvée par Mohammed ben Salmane dans le nord-ouest du royaume pour en faire un pôle de la tech.
Folie des grandeurs. Neom, la mégalopole rêvée par Mohammed ben Salmane dans le nord-ouest du royaume pour en faire un pôle de la tech.
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Source : Boursorama.
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Source : Fitch, Jadwa Investment.
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Partenaire­s. Donald Trump et Mohammed ben Salmane au sommet du G20, à Osaka, le 29 juin 2019.
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La militante féministe Loujain al-Hathloul, qui a notamment participé aux campagnes pour le droit des femmes à conduire et pour l’abolition du système de tutelle masculine, est emprisonné­e depuis deux ans et victime d’actes de torture.
Combattant­e La militante féministe Loujain al-Hathloul, qui a notamment participé aux campagnes pour le droit des femmes à conduire et pour l’abolition du système de tutelle masculine, est emprisonné­e depuis deux ans et victime d’actes de torture.
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Bras de fer. Ni le prince héritier ni Vladimir Poutine, ici en octobre 2019, n’ont voulu céder leurs parts de marché pendant la crise pétrolière.

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