De la grosse bouffe aux émeutes de la faim
Les Français se plaignent d’avoir pris du poids pendant le confinement quand les habitants des pays pauvres sont menacés par la famine.
Sanglier défilant la nuit à Cannes sur une Croisette privée de ses starlettes, chevreuil se baladant le long d’une plage déserte de Carnac (Morbihan), renardeaux gambadant dans les allées du cimetière du Père-Lachaise, à Paris : de nombreuses vidéos ont témoigné, ces dernières semaines, de l’inédit et émouvant spectacle d’une nature débarrassée de la présence humaine, retrouvant ses droits et ses aises. Il est peu probable que, au Kenya ou en Somalie, les paysans partagent cette vision extatique, occidentale et citadine d’une vie animale ressuscitant grâce à la pandémie. En raison de la fermeture des frontières, celle-ci y rend problématiques les importations d’insecticides nécessaires pour détruire les milliards de milliards de criquets pèlerins en train de ravager les cultures. Selon la FAO, leur prolifération risque de faire basculer 5 millions d'habitants de la Corne de l’Afrique dans une situation de très grande précarité alimentaire susceptible d’y provoquer beaucoup plus de décès que le Covid-19, notamment chez les jeunes enfants.
De façon générale, la gravissime crise économique mondiale provoquée par l’épidémie fait resurgir le fléau de la faim, contre lequel l’humanité luttait avec un certain succès depuis plusieurs décennies. Un habitant de la planète sur trois souffrait de sous-alimentation en 1960, un sur cinq en 1990, proportion tombée à un peu plus d'un sur dix (10,8 %) en 2018. En Asie du Sud-Est, la part de personnes sous-alimentées a reculé de 31 % en 1990 à 9 % en 2018, en Amérique latine de 14 % à 5 %. Dans un pays comme le Ghana, elle a même chuté de 44 % en 1990 à 6 % en 2018. Parallèlement, alors que la population mondiale faisait plus que doubler, la consommation quotidienne de calories par habitant a augmenté de 25 % en cinquante ans. Elle est passée, dans les pays industrialisés, de 2 940 à 3 440 calories et dans les pays en développement de 2 050 à 2 850. Quand on sait que 20 % de ces calories consommées sont « importées », on mesure mieux le déficit nutritionnel que risque d’entraîner la totale désorganisation du commerce alimentaire mondial causée par la pandémie.
Renchérissement des coûts de transport, restriction des exportations, barrières protectionnistes, perturbation des circuits d’approvisionnement en engrais et en produits phytosanitaires, baisse des rendements : tous ces facteurs tireront mécaniquement vers le haut les prix des denrées agricoles. Ce qui, conjugué à la chute des revenus et du PIB par habitant, alourdira dramatiquement le budget alimentation des populations les plus démunies.
C’est à l’économiste allemand Ernst Engel qu’on doit, au XIXe siècle, la découverte de cette grande loi économique toujours valable de nos jours : plus on est pauvre, plus on consacre une part importante de son budget à l’alimentation. Celle des 10 % de Français les plus modestes est de 7 points supérieure à celle des 10 % de ménages les plus aisés. La loi d’Engel se vérifie aussi à l’échelle internationale. En Europe, le poste alimentation représente 26 % du budget des ménages en Roumanie, 9 % au Luxembourg. Et si les Américains consacrent en moyenne 11 % de leurs dépenses de consommation à la nourriture, cette part monte à 23 % au Mexique, 36 % en Égypte, 41 % au Pakistan, 56 % au Nigeria.
En France, de façon pas loin d’être indécente, le confinement a parfois pris des allures de « grande bouffe ». La cheffe étoilée Hélène Darroze a livré chaque jour sur France Info des recettes qu’on imagine délicieuses, les stars de cinéma et de la
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Faute d’insecticides, des milliards de milliards de criquets ravagent les cultures en Afrique.
chanson ont abondamment commenté sur les réseaux ■ sociaux leurs kilos pris pendant ces deux mois. Sans mesurer leur chance de ne pas se retrouver en Seine-Saint-Denis, à Roubaix, ou ailleurs, dans les longues queues de gens venant chercher des colis alimentaires auprès d’associations humanitaires. Sans mesurer leur chance encore plus grande de ne pas vivre dans ces pays d’Asie ou d’Afrique où la crise économique et la sous-alimentation risquent de provoquer dans les prochains mois de véritables hécatombes.
À cause de la pandémie, le nombre de personnes confrontées dans le monde « à une insécurité alimentaire aiguë » devrait doubler cette année, de 130 à 265 millions, estime l’ONU, dont l’objectif « Faim zéro en 2030 » paraît désormais totalement hors de portée. Tragique ironie de l’Histoire : le péché de gourmandise et l’envie de savourer de la chair de pangolin pourraient bien être responsables du grand retour, sur tous les continents, des émeutes de la faim
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