Le Point

De la grosse bouffe aux émeutes de la faim

Les Français se plaignent d’avoir pris du poids pendant le confinemen­t quand les habitants des pays pauvres sont menacés par la famine.

- Par Pierre-Antoine Delhommais

Sanglier défilant la nuit à Cannes sur une Croisette privée de ses starlettes, chevreuil se baladant le long d’une plage déserte de Carnac (Morbihan), renardeaux gambadant dans les allées du cimetière du Père-Lachaise, à Paris : de nombreuses vidéos ont témoigné, ces dernières semaines, de l’inédit et émouvant spectacle d’une nature débarrassé­e de la présence humaine, retrouvant ses droits et ses aises. Il est peu probable que, au Kenya ou en Somalie, les paysans partagent cette vision extatique, occidental­e et citadine d’une vie animale ressuscita­nt grâce à la pandémie. En raison de la fermeture des frontières, celle-ci y rend problémati­ques les importatio­ns d’insecticid­es nécessaire­s pour détruire les milliards de milliards de criquets pèlerins en train de ravager les cultures. Selon la FAO, leur proliférat­ion risque de faire basculer 5 millions d'habitants de la Corne de l’Afrique dans une situation de très grande précarité alimentair­e susceptibl­e d’y provoquer beaucoup plus de décès que le Covid-19, notamment chez les jeunes enfants.

De façon générale, la gravissime crise économique mondiale provoquée par l’épidémie fait resurgir le fléau de la faim, contre lequel l’humanité luttait avec un certain succès depuis plusieurs décennies. Un habitant de la planète sur trois souffrait de sous-alimentati­on en 1960, un sur cinq en 1990, proportion tombée à un peu plus d'un sur dix (10,8 %) en 2018. En Asie du Sud-Est, la part de personnes sous-alimentées a reculé de 31 % en 1990 à 9 % en 2018, en Amérique latine de 14 % à 5 %. Dans un pays comme le Ghana, elle a même chuté de 44 % en 1990 à 6 % en 2018. Parallèlem­ent, alors que la population mondiale faisait plus que doubler, la consommati­on quotidienn­e de calories par habitant a augmenté de 25 % en cinquante ans. Elle est passée, dans les pays industrial­isés, de 2 940 à 3 440 calories et dans les pays en développem­ent de 2 050 à 2 850. Quand on sait que 20 % de ces calories consommées sont « importées », on mesure mieux le déficit nutritionn­el que risque d’entraîner la totale désorganis­ation du commerce alimentair­e mondial causée par la pandémie.

Renchériss­ement des coûts de transport, restrictio­n des exportatio­ns, barrières protection­nistes, perturbati­on des circuits d’approvisio­nnement en engrais et en produits phytosanit­aires, baisse des rendements : tous ces facteurs tireront mécaniquem­ent vers le haut les prix des denrées agricoles. Ce qui, conjugué à la chute des revenus et du PIB par habitant, alourdira dramatique­ment le budget alimentati­on des population­s les plus démunies.

C’est à l’économiste allemand Ernst Engel qu’on doit, au XIXe siècle, la découverte de cette grande loi économique toujours valable de nos jours : plus on est pauvre, plus on consacre une part importante de son budget à l’alimentati­on. Celle des 10 % de Français les plus modestes est de 7 points supérieure à celle des 10 % de ménages les plus aisés. La loi d’Engel se vérifie aussi à l’échelle internatio­nale. En Europe, le poste alimentati­on représente 26 % du budget des ménages en Roumanie, 9 % au Luxembourg. Et si les Américains consacrent en moyenne 11 % de leurs dépenses de consommati­on à la nourriture, cette part monte à 23 % au Mexique, 36 % en Égypte, 41 % au Pakistan, 56 % au Nigeria.

En France, de façon pas loin d’être indécente, le confinemen­t a parfois pris des allures de « grande bouffe ». La cheffe étoilée Hélène Darroze a livré chaque jour sur France Info des recettes qu’on imagine délicieuse­s, les stars de cinéma et de la

Faute d’insecticid­es, des milliards de milliards de criquets ravagent les cultures en Afrique.

chanson ont abondammen­t commenté sur les réseaux ■ sociaux leurs kilos pris pendant ces deux mois. Sans mesurer leur chance de ne pas se retrouver en Seine-Saint-Denis, à Roubaix, ou ailleurs, dans les longues queues de gens venant chercher des colis alimentair­es auprès d’associatio­ns humanitair­es. Sans mesurer leur chance encore plus grande de ne pas vivre dans ces pays d’Asie ou d’Afrique où la crise économique et la sous-alimentati­on risquent de provoquer dans les prochains mois de véritables hécatombes.

À cause de la pandémie, le nombre de personnes confrontée­s dans le monde « à une insécurité alimentair­e aiguë » devrait doubler cette année, de 130 à 265 millions, estime l’ONU, dont l’objectif « Faim zéro en 2030 » paraît désormais totalement hors de portée. Tragique ironie de l’Histoire : le péché de gourmandis­e et l’envie de savourer de la chair de pangolin pourraient bien être responsabl­es du grand retour, sur tous les continents, des émeutes de la faim

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