Le Point

Entrer en dissidence

Des tendances frémissant­es avant la crise s’affirment, le pas de côté rime plus que jamais avec liberté, et l’irrévérenc­e s’affirme éclairée…

- PAR GILLES DENIS

Se jeter à l’eau, oser la transgress­ion, jouir de la liberté de manière un peu plus audacieuse.

Le 10 thermidor an II, le couperet tombe place de la Révolution pour achever Maximilien de Robespierr­e, blessé à la mâchoire la veille au soir. Toute la nuit, il s’est vidé de son sang sur le bureau commandé par Louis XV pour sa résidence de Choisy – ironie de l’Histoire, elle orne en 1794 la salle du Comité de salut public, une curiosité macabre aujourd’hui aux Archives nationales… Fin de partie pour l’Être suprême et la Terreur. L’ère du soupçon cède la place à une insoucianc­e hystérique. On oublie la peur, on sort de chez soi, on va au théâtre, on se presse dans les restaurant­s qui naissent alors, les chefs des maisons princières ayant perdu leurs employeurs quelque part entre Coblence et le Tribunal révolution­naire. Et puis on danse comme on n’a jamais dansé en France. On se précipite dans les bals, qui se multiplien­t. Le plus populaire ? Celui dit « des victimes », dont l’accès est réservé à ceux dont au moins un membre de la famille a perdu la tête. Le ton est à l’ironie jusque dans les coiffures qui dégagent les nuques, comme celles des condamnés à la guillotine – on se coiffera ainsi « à la victime », voire « à la Toinette », en souvenir de la reine.

Le « r ». Les muscadins, « incroyable­s » et « merveilleu­ses » – c’est ainsi qu’on les nomme –, veulent retrouver la douceur de vivre. Et revendique­nt avant l’heure l’insoutenab­le légèreté de leur être. Non sans poser. Drapés antiques transparen­ts pour les dames – qui, au passage, se délestent de leur corset bien avant Chanel –, redingotes à large col, boucles d’oreilles et rubans sophistiqu­és pour les hommes. Loin, très loin du négligé des poissardes et sans-culottes comme du guindé des culottes et bas de soie de l’ancienne cour. Des attributs esthétique­s flamboyant­s préfiguran­t la robe Empire côté dames et l’habit post-1830 côté mâles. Une allure folle qui inspirera, près de deux cents ans après, John Galliano pour sa collection de fin d’études, en 1984.

Cette tribu échappée des horreurs abandonne le « r » dans la conversati­on, celui de « révolution » étant jugé trop violent : une élision qui leur donne l’accent créole de Joséphine toujours de Beauharnai­s et pas encore Bonaparte. Mais quand le général corse devient Premier consul, il sonne la fin de la récréation, endosse l’habit de cour et rétablit le « r »…

Le 11 mai 2020 ne fut pas le 10 thermidor. Le confinemen­t ne fut pas la Terreur – malgré quelques émigrés de Coblence contempora­ins – et le 2 juin ne sera pas le 18 brumaire. Nonobstant, cette courte période d’explosion de libertés, l’irruption de cette avant-garde constitue l’acmé de ce que les crises engendrent. Souvent en réaction au bienpensan­t. Des pas de côté qui préfiguren­t des grands bonds en avant. Face au diktat de l’harmonie, Mozart ne composa-t-il pas un quartet « des dissonance­s » qu’il dédia à son ami Joseph Haydn et qui fait toujours l’admiration des musicologu­es ? Dans le champ des distractio­ns sportives, n’a-t-on point conceptual­isé la notion de « dissidence­s récréative­s » pour caractéris­er des activités sortant de la norme et permettant d’embrasser la nature, toujours d’un peu plus près, toujours de manière un peu plus audacieuse ? On a oublié qu’avant d’être classé au patrimoine de l’humanité par l’Unesco, l’alpinisme fut considéré au XIXe siècle comme une activité transgress­ive et que nombre de ses agiles adeptes furent arrêtés car soupçonnés d’être des contreband­iers.

En tailleur et 4 x 4. Aujourd’hui, la liberté s’exerce dans l’art du contre-pied. C’est vrai en mode, où la transgress­ion s’exprime actuelleme­nt par un retour de l’« architectu­ré » et d’un esprit tailleur quand le sportswear et le lâche ont régné sur l’allure des dernières saisons et le confinemen­t des dernières semaines. À l’heure du véganisme militant, les plus fins palais, entraînés par un Jean-François Piège adepte de la quenelle et de la crème, pourraient reconstitu­er une ligue du (bon) gras – on l’entend grésiller depuis plusieurs semaines dans le regain de passion cuisinière d’un monde qui s’est nourri en vase clos. Chez soi, face aux ravages du vintage, trop banal, on parie sur la reconquête d’anciennes techniques. Quand le vélo s’empare des pavés, les amoureux de la campagne reprennent le volant de leurs 4 x 4. Et quand tout pousse à la complicati­on horlogère, les fans de trotteuses retrouvent le goût simple de la Swatch. Et le voyage près de chez soi de devenir la grande évasion… L’irrévérenc­e a plus qu’un avenir, un style

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 ??  ?? Deux merveilleu­ses et un incroyable croqués par Polydor Pauquet (1865). La mode fait un pied de nez à la Terreur.
Deux merveilleu­ses et un incroyable croqués par Polydor Pauquet (1865). La mode fait un pied de nez à la Terreur.

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