L’éditorial d’Étienne Gernelle
On le sait, c’est à la fin de la foire que l’on compte les bouses : les leçons formulées à chaud à propos de la crise du coronavirus sont plutôt hasardeuses. Cela n’empêche pas, en attendant que la brume covidienne se dissipe, de relever les cas dans lesquels la boussole gouvernementale indique clairement le sud. En voici deux, et plutôt carabinés : le fait que la loi Avia ait survécu à l’épidémie et celui que la réforme des retraites y ait succombé.
Commençons par la première: partie d’une intention louable, cette loi sur les propos haineux en ligne aboutit à un gloubi-boulga délirant – qu’est-ce qu’un propos « manifestement » illégal ? – et surtout liberticide. Tout cela a été dit et redit, mais rien n’y a fait. Elle a été votée définitivement la semaine dernière. « Quand un gouvernement se trompe, il n’a qu’une seule solution : persévérer dans l’erreur », s’amusait André Frossard. Et voici donc attribué un mandat de censure aux grandes plateformes numériques, sous le contrôle du CSA. Censure privée, donc, et probablement zélée, car celles-ci risquent d’avoir le coup de ciseaux facile, tant les amendes prévues pour elles en cas de manquement sont lourdes. Quant au CSA, notre comité de surveillance du Bien, il va pouvoir bénéficier de la puissance technologique de Facebook ou de Google. Un don du ciel. La justice, elle, se trouve reléguée en deuxième ou troisième rideau. Un recul pour les libertés, que les procédures et délais judiciaires protègent, et un fâcheux précédent : une bonne cause peut être suivie par bien d’autres, fournissant d’excellents et bienveillants motifs pour de nouveaux bâillons.
La loi Avia s’ajoute à plusieurs pulsions orwelliennes récentes, comme la loi dite « anti-fake news », qui prévoit elle aussi un renforcement des pouvoirs du CSA. Dans un registre plus folklorique, elle prolonge également les tentatives d’établir un pseudo-conseil dit de « déontologie » de la presse, sous le patronage insistant du pouvoir, et la création d’un portail d’information – vite disparu – recensant les articles sur le Covid-19 que le gouvernement jugeait conformes. L’exécutif a-t-il un problème avec la liberté d’expression ? Gardons-nous des procès d’intention, mais souvenons-nous de cette boutade de Woody Allen : « On n’a jamais vu un aveugle dans un camp de nudistes. »
L’adoption de la loi Avia, même si elle n’est que l’aboutissement d’un processus législatif, est un signal désastreux : on retiendra qu’au coeur d’une crise majeure l’exécutif a consacré du temps et de l’énergie à réglementer la parole publique…
Si la consternante loi Avia a été jugée prioritaire, il en est une autre qui est passée à la trappe : celle portant sur la réforme des retraites. Pas de chance, c’est plutôt elle qu’il fallait faire aboutir. Elle avait le mérite de protéger la Sécurité sociale contre une dérive de ses comptes qui pourrait menacer son existence. Comme la crise économique qui vient rend ce scénario assez crédible, elle n’en devenait que plus urgente. Cette réforme avait une autre vertu : celle de rassurer nos voisins européens, notamment l’Allemagne, que notre propension à creuser des trous dans la coque de notre navire commun – la zone euro – pétrifie.
Or Angela Merkel vient précisément d’opérer un virage spectaculaire à ce sujet, en se prononçant, la semaine dernière, en faveur d’une plus grande « intégration » européenne sur le plan économique et budgétaire. Jusqu’ici, Berlin rechignait à faire panier commun avec nous, et Emmanuel Macron, qui avait – à juste titre – fait de la création d’un véritable budget de la zone euro l’une de ses grandes ambitions, trépignait. Aujourd’hui, Angela Merkel fait un pas vers lui. Oh, ce n’est pas spontané : la chancelière y est poussée par la Cour constitutionnelle allemande, qui s’est autorisée à mettre en doute la légalité du programme de rachat d’obligations d’État mené par la Banque centrale européenne. C’est pour prévenir une éventuelle paralysie de la BCE, et donc trouver un autre moyen de préserver la zone euro, que Merkel a consenti à cette inflexion. La sagesse voudrait que l’on accueille ce geste en rassurant nos amis, par exemple en faisant voter la réforme des retraites. Ce serait le signe que nous ne les prenons pas pour des pigeons…
Deux lois : l’une enterrée, l’autre votée. Le résultat en est un préoccupant message de laisser-aller aux Européens et un désagréable signal de contrôle aux Français. Est-il trop tard pour rectifier le tir ? Pas forcément, surtout pour les retraites. « Sauf erreur, je ne me trompe jamais », disait Alexandre Vialatte. Puissent nos gouvernants avoir, sinon le même humour, du moins le même recul sur leurs jugements
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Deux lois : l’une enterrée, l’autre votée. Le résultat en est un préoccupant message de laisser-aller aux Européens et un désagréable signal de contrôle aux Français.