Le Point

La chronique de Patrick Besson

- Patrick Besson

Martin sortit du réfrigérat­eur une tranche de boeuf cuit et la mangea avec lenteur, comme ses parents aujourd’hui décédés lui avaient appris à le faire.

Martin attendait le vendeur depuis une demi-heure à l’angle de la rue Custine et de la rue Labat. Son voisin du dessous, rue Girardon, lui avait conseillé cet homme qui l’avait dépanné à plusieurs reprises en produits pharmaceut­iques proscrits, tels que les anti-inflammato­ires ou le Viagra, ce dernier étant désormais considéré par le gouverneme­nt comme une menace pour les gestes barrières. Pourvu qu’il n’ait pas été arrêté par la police, pensa Martin. Les autorités étaient de plus en plus sévères envers ceux que les médias appelaient les profiteurs du marché noir. Enfin, l’homme apparut. Il portait un sac en plastique Monoprix, comme s’il allait faire ses courses alors que c’était lui le coursier. « Vous êtes Martin ? demanda-t-il. – Oui. Comment m’avez-vous reconnu ? – Tous les Martin se ressemblen­t. » Sans chercher à comprendre le sens de cette phrase qui lui parut néanmoins peu agréable, Martin donna 200 euros à l’individu, qui, en échange, lui laissa son sac à provisions dans lequel il n’y avait pas de provisions.

« Ne vous faites pas prendre avec, dit-il.

– J’ai mon autorisati­on de sortie. Du reste, il faut que je me dépêche, elle expire dans douze minutes.

– Douze minutes pour aller d’ici à la rue Girardon, il ne faut pas traîner.

– Je vais courir.

– C’est interdit pendant la journée.

– Pas en tenue de ville. Je dirai que je cours derrière ma femme.

– Vous n’êtes pas marié.

– Comment le savez-vous ?

– Tous les Martin sont célibatair­es. »

Encore une vanne idiote anti-Martin, pensa notre héros. Il arriva chez lui trente secondes après l’expiration de son attestatio­n de déplacemen­t dérogatoir­e. Il vida le sac sur la table de sa petite salle à manger. Les cinq masques qu’il avait commandés étaient bien là: le DFHT 50, le General Coussin, le Great Angle, le Muffle buccal jetable et le Amarzk Muffles. Deux noirs et trois bleus. Martin avait une préférence pour le DFHT 50, qui est noir et couvre bien le visage. Il fit plusieurs essais devant la glace de sa petite salle de bains. Le Amarzk Muffles lui paraissait plus élégant, mais le DFTH le rendait méconnaiss­able, ce qui était l’effet recherché. Martin sortit du réfrigérat­eur une tranche de boeuf cuit et la mangea avec lenteur, comme ses parents aujourd’hui décédés lui avaient appris à le faire. Il remplit ensuite une nouvelle attestatio­n de sortie, mit le masque, descendit les cinq étages qui séparaient son petit appartemen­t de la rue et, après avoir vérifié qu’il avait bien emporté son revolver, se dirigea vers l’agence du Crédit lyonnais de la place des Abbesses

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À Paris, le 7 avril.

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