L’abracadabrantesque histoire de StopCovid
Coulisses. Prévu début juin, le lancement de cette appli a tout d’un crash-test pour la politique numérique de l’État.
Face à une sculpture représentant l’Apollon lycien de Praxitèle trônent quelques icônes de la French Tech : un drone DT26 mis au point par la société Delair, un robot capable de sonder les canalisations signé de la start-up aixoise Acwa Robotics ou encore, à côté d’une réplique rouge pétant du Balloon Rabbit, de Jeff Koons, un rouleau de film photovoltaïque imaginé par l’entreprise nantaise Asca Armor. Nous sommes dans l’Hôtel des ministres, un des centres névralgiques de Bercy. Un huissier nous invite à nous rendre au troisième étage. Au-dessus du bureau de Cédric O, secrétaire d’État chargé du Numérique, sur lequel on aperçoit la biographie d’Edward Snowden, trône un dessin de Jean-Charles de Castelbajac – une touche signée Brigitte Macron, dont le mari a occupé les lieux avant de devenir président de la République. Derrière la verrière, une trentaine de drapeaux français claquent au vent. Derrière ce calme apparent se joue une bataille sans merci : le monde de l’intelligence artificielle contre celui de la bureaucratie.
Quelques instants plus tôt, devant un buste de François Nicolas Mollien, qui fit office de conseiller financier de Napoléon Ier, on ne peut s’empêcher de se souvenir que notre pays n’est classé qu’au 15e rang du numérique en Europe, si on observe l’intégration de ses compétences et de ses services digitaux. Car c’est bien sur ce terrain que se joue notre « libération » : une application mobile, baptisée StopCovid, qui, couplée à une politique offensive de tests, doit nous aider à éviter un reconfinement total.
Son principe ? Fonctionnant sur Bluetooth, elle doit permettre à une personne (appelons-la Bob) de détecter si elle se situe à moins de 1 mètre d’une autre personne (appelons-la Alice). Si ce «contact» dure plus de quinze minutes, les deux téléphones enregistrent cette rencontre dans leur mémoire cache. Et si, au bout de quelques jours, une des deux personnes est diagnostiquée porteuse du virus, l’autre est prévenue, ce qui peut la pousser à se soumettre elle-même à un test. Cela peut être très utile lorsque
Alice et Bob ne se connaissent pas et se sont contentés de partager un trajet en bus. Si cette application promet d’être basée sur le volontariat, tout comme de garantir l’anonymat (la rencontre est enregistrée via des numéros d’identification aléatoires), des discussions ont encore lieu sur l’identité des personnes qui auront accès aux données, tout comme sur la destruction de ces dernières.
Ce type d’application suscite des débats passionnés dans le monde entier. Quand le directeur des ressources humaines du corps des Mines Godefroy Beauvallet voit dans StopCovid une simple « hype high-tech », Pierre Person, le délégué général adjoint de LREM, redoute qu’elle «s’inspire des mêmes armes que certains pays asiatiques, qui s’en servent aussi pour contrôler leur population ». De son côté, la professeure à Harvard Shoshana Zuboff, pourtant pourfendeuse de la surveillance généralisée, appelle à ce qu’une telle application soit obligatoire. Même Sean Penn donne sur Twitter son avis sur le « contact tracing » ! L’appli StopCovid devrait faire l’objet d’un vote début juin à l’Assemblée nationale pour un lancement prévu dans la foulée en France. Mais pourquoi un accouchement si difficile alors que Singapour, l’Inde, mais aussi l’Islande ont déjà la leur ?
FRONDE CHEZ LES CHERCHEURS
L’invitation est tombée sur Zoom le 1er avril, mais la conférence était pourtant tout ce qu’il y a de plus sérieuse. À l’écran se sont succédé Marcel Salathé, le directeur du laboratoire d’épidémiologie digitale de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, ou Thomas Wiegand, un des responsables du prestigieux institut Fraunhofer pour les télécommunications, en Allemagne. Méthodiquement, ils présentent l’intiative Pan-European Privacy-Preserving Proximity Tracing (PEPP-PT), un protocole soutenu par 130 chercheurs européens qui pose clairement les termes du débat. « La crise sanitaire actuelle ne doit pas conduire à un affaiblissement de la vie privée pour laquelle se sont battues tant de générations avant nous. »
Le 18 avril, l’Inria, qui rassemble la crème des chercheurs français, en accord avec le Fraunhofer Institute, annonce travailler sur ROBERT, une solution conforme au protocole européen présenté le 1er avril. Problème, le 20 avril, plusieurs chercheurs stars, dont Marcel Salathé, se distancient du protocole de départ et avancent une solution, appelée DP-3T, qu’ils présentent comme moins centralisée. Pour faire court, dans la première hypothèse, la liste des contacts est envoyée à un serveur central, alors que, dans la deuxième, les téléphones s’échangent entre eux la liste des malades de manière anonymisée. Or, le 26 avril, ces frondeurs sont rejoints par le Fraunhofer, privant l’Inria de son principal allié. Qui a raison ? « Aux termes “centralisé” et “décentralisé”, je préfère ceux qui
■
■■■ précisent les données échangées: dans le premier cas, les crypto-identifiants des personnes exposées, dans l’autre, ceux des personnes positives », explique Bruno Sportisse, le directeur de l’Inria, qui a été missionné le 8 avril pour chapeauter la mission gouvernementale StopCovid.
LA LETTRE À MATIGNON
Coup de tonnerre. Dans une lettre adressée à Édouard Philippe le 11 avril, avec copie au ministre de la Santé, Olivier Véran, plusieurs dirigeants français de la tech – Paul Hermelin, le numéro un de Capgemini, Vincent Paris, celui de Sopra Steria, mais aussi Bernard Charlès, le PDG de Dassault Systèmes, Stéphane Richard, le numéro un d’Orange, ou encore Matthieu Courtecuisse, celui de Sia Partners – expliquent avoir la possibilité de lancer une application le 20 avril, tout en garantissant aux citoyens un écosystème qui ne fasse remonter aucune information personnelle à l’État. Ces entreprises expliquent faire déjà plancher une équipe de 50 personnes, s’appuyant notamment sur des spécialistes des maladies infectieuses. Coup de bluff ? « Orange travaille déjà depuis deux ans avec l’Inserm et a mis à disposition ses données de mobilité pour améliorer les modèles épidémiologiques pour le Covid-19 », explique Mari-Noëlle Jégo-Laveissière, directrice de la technologie et de l’innovation d’Orange. Enfin, cette solution offerte à titre gracieux ne rencontre pas d’opposition frontale de la Cnil. «Dans les cas où un suivi individuel serait nécessaire, il devrait reposer sur une démarche volontaire de la personne concernée », explique alors la commission, qui appelle à proportionner ces mesures en termes de durée et de portée. Trop simple ? Ces industriels ne seront formellement associés au projet du gouvernement que le 26 avril.
LES START-UP DOIVENT FRAPPER FORT À LA PORTE
Est-ce dû à une explosion d’offres de services ? Ou bien à la méfiance quasi maladive de l’État vis-à-vis des petites structures? Certes, de brillantes start-up, comme le spécialiste de la création d’applications Lunabee ou le champion des objets connectés Withings, ont rejoint le projet gouvernemental StopCovid. Mais il faut souvent taper fort à la porte de l’administration pour se faire entendre. C’est ce qui est arrivé à Nodle, une start-up spécialiste du Bluetooth créée par Micha Benoliel, qui a mis dix-huit jours avant d’obtenir son premier rendez-vous, alors que l’application Coalition était déjà prête et mise à disposition gratuitement via la fondation Coalition Network. « Ce fut un peu frustrant compte tenu de l’urgence, mais les choses avancent bien maintenant », confesse-t-il.
Même expérience pour Alertanoo, une initiative née à La Réunion et qui, après avoir présenté son projet le 3 avril, attend toujours son homologation. « Les recommandations publiées dernièrement interviennent alors que le projet est lancé depuis longtemps et nous obligent à réadapter notre développement en permanence », expliquent au Point ses créateurs. Le 7 mai a d’ailleurs eu lieu un échange surprenant lors d’une visioconférence entre l’administration et Alertanoo. « Il faut que les Réunionnais soient conscients que nous leur avons fait une faveur et qu’Alertanoo a été la seule application autorisée à côté de StopCovid», glissent les représentants de l’État. N’est-ce pas l’État français qui devrait être content de voir des entrepreneurs se retrousser les manches ?
GAFA, JE T’AIME, MOI NON PLUS
C’est l’annonce que personne n’attendait. Le 10 avril, Apple et Google, pourtant ennemis frontaux dans la téléphonie mobile, annoncent vouloir unir leurs efforts dans la lutte contre le Covid. Les deux géants expliquent vou■
« Il faudrait peutêtre faire davantage confiance à la société civile. »
Paul Duan, fondateur de Briserlachaine.org
« Il est important que StopCovid soit accessible à tous. »
Cédric O, secrétaire d’État chargé du Numérique
« L’État se conduit comme un consultant qui achète ses produits sur étagère, notamment chez les géants du secteur, plutôt qu’en architecte. »
Tariq Krim, fondateur de Netvibes et Polite.one