Carl Benedikt Frey : « On préférera interagir avec les machines »
Professeur à Oxford, cet historien du travail, auteur d’une étude sur l’avenir des métiers, décrypte la nouvelle donne.
Carl Benedikt Frey, économiste et historien de l’économie, est le coauteur d’une étude qui a fait grand bruit, en 2013 : elle montrait que jusqu’à 47 % des emplois étaient susceptibles d’être automatisés. Professeur à Oxford, il a continué de s’intéresser au futur du travail et au rapport entre automatisation, déclassement social et populisme. Son dernier ouvrage, The Technology Trap, dresse une comparaison historique passionnante entre les débuts de la révolution industrielle et notre époque. Nous avons voulu savoir ce qu’il pensait de l’impact de la pandémie de coronavirus sur le travail et l’automatisation des emplois, alors qu’une crise économique mondiale semble désormais inévitable.
Le Point: Vous dites que la pandémie actuelle va accélérer l’automatisation. Pourquoi ? Carl Benedikt Frey:
Je pense que la crise actuelle va accélérer l’automatisation de plusieurs façons. Dans le cadre d’une crise économique comme celle que nous allons vivre, les métiers demandant peu de qualifications et pouvant être automatisés ont tendance à disparaître plus vite et ne reviennent jamais. On le voit dans les villes manufacturières américaines, où le chômage reste très élevé depuis la récession de 2008. Comme les entreprises doivent faire des économies et réduire leurs budgets, les crises provoquent une augmentation de l’automatisation.
Par ailleurs, les consommateurs tendent à choisir des produits moins chers en période de crise.
Par exemple, plutôt que d’aller dans un restaurant qui emploie beaucoup de serveurs, ils iront au McDonald’s, qui utilise des bornes automatiques. Ils fréquenteront un supermarché ayant des caisses automatiques plutôt que des boutiques ayant des vendeurs en chair et en os. En général, les produits et les services les moins chers tendent à être les plus automatisés. Le fait que les consommateurs réorientent leurs dépenses vers ce type de produits renforce donc l’automatisation.
On constate aussi, sur le plan international, une forte tension diplomatique entre la Chine et les États-Unis à cause de la pandémie, qui exacerbe des motifs de tension qui existaient déjà. Je pense que de nombreux pays commencent à réaliser qu’ils ont trop compté sur la Chine pour leur livrer des masques, des respirateurs et des antibiotiques lors de la pandémie. La conséquence sera une relocalisation d’un certain nombre d’usines dans des pays où les salaires sont plus élevés. De fait, ces usines seront automatisées pour des questions de coût, ce qui va encore augmenter le niveau d’automatisation mondial. Enfin, durant la pandémie de grippe espagnole, les endroits qui ont le plus souffert sont aussi ceux où la confiance entre les personnes s’est le plus détériorée, et il est très possible que les préférences des consommateurs aient changé à cause de cela. Peut-être que, pour certains services au moins, on préférera interagir avec des machines !
L’automatisation ne permetelle pas de réduire les coûts
de production, et donc d’augmenter le pouvoir d’achat des consommateurs? N’est-ce pas une bonne chose?
Si, l’automatisation est une bonne chose, sur le long terme. Elle permet de produire de façon plus efficace, de réduire le prix des biens et des services, et donc au consommateur de dépenser son argent autrement. L’automatisation a été le moteur de la croissance et de notre prospérité. La croissance a plus ou moins stagné pendant des millénaires, jusqu’à la première révolution industrielle. Mais, pendant une récession, qui suppose déjà un excès de main-d’oeuvre, une accélération de l’automatisation, alors que les chances de travail des individus se détériorent, crée un cercle vicieux. Les effets à court terme vont réduire l’offre d’emploi, ce dont il faut s’inquiéter.
Mais alors, comment concilier l’innovation et l’automatisation avec la sécurité de l’emploi, les problèmes à court terme avec les bénéfices à long terme?
Une raison qui fait que les gens acceptent l’automatisation est qu’ils pensent qu’ils en seront bénéficiaires. Jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, les révoltes luddites étaient très communes en Europe, jusqu’au moment où les salaires ont finalement commencé à augmenter régulièrement. Collectivement, les personnes ont récolté les fruits de l’automatisation, qui est donc devenue acceptable. Les salaires ont continué d’augmenter au rythme de la productivité jusque dans les années 1980, où l’on constate de nouveau une décorrélation, particulièrement
dans le cas de personnes peu instruites, dont les revenus ont en fait chuté d’à peu près 30 % en quarante ans. Ce sont aussi les individus qui ont l’opinion la plus défavorable à l’égard de l’automatisation. Il ne faut donc pas croire que les opinions favorables à l’égard des innovations technologiques le resteront nécessairement.
Il ne faut pas non plus extrapoler à partir des expériences d’innovations technologiques que nous avons eues jusqu’à présent. Les gouvernements peuvent faire des choses pour anticiper et limiter les dégâts : d’abord, favoriser l’innovation et la création d’entreprise, qui a décliné dans les dernières années. C’est principalement dû à un excès de lois et de régulations sur la propriété intellectuelle, qui pousse les entreprises à rechercher une rente plutôt qu’à innover.
C’est-à-dire?
Par exemple, les grandes entreprises ont d’énormes portefeuilles de brevets, qu’elles utilisent pour négocier des licences d’exploitation avec d’autres grandes entreprises. Et aussi de fortes connexions avec le monde politique. Dans une industrie vieillissante, il est de moins en moins intéressant d’innover, parce qu’un produit ne peut pas être amélioré à l’infini. Les collusions politiques et la recherche de rente deviennent donc plus attractives. Ce qu’on voit, c’est donc un étouffement de l’innovation et de la création de nouvelles entreprises. On le constate aux ÉtatsUnis, mais aussi en Europe, où le lobbying est omniprésent. Les gouvernements doivent aussi défendre l’État providence, qui peut limiter les dégâts de ce processus de destruction créatrice et aider les perdants du système.
Quelles peuvent être les conséquences politiques d’une automatisation massive ?
Dans les années 1950, les électeurs les plus riches et les plus instruits avaient tendance à voter à droite, les plus pauvres et les moins instruits à gauche. Maintenant, si les personnes les plus instruites votent à gauche, c’est parce qu’elles s’intéressent à des problèmes, comme le réchauffement climatique, à propos desquels les pauvres ne se sentent pas concernés. Ces derniers, qui sont aussi les plus critiques à l’égard
Dans le cadre d’une crise économique, les métiers peu qualifiés et pouvant être automatisés ont tendance à disparaître plus vite et ne reviennent jamais.
de la mondialisation et de ■ l’automatisation, s’éloignent de plus en plus des partis traditionnels pour voter pour des populistes comme Trump, Le Pen, Farage… Il y a une forte corrélation entre le vote populiste et les régions ayant automatisé le plus d’emplois.
En même temps, des pays où les dépenses sociales sont fortes, comme la France ou la Suède, n’échappent pas à ce populisme… Ce n’est donc pas suffisant?
Vous avez raison. Je pense que la plupart des individus, en tant que consommateurs, sont gagnants grâce à l’automatisation et à l’innovation. Mais ,malheureusement, ça ne règle pas le problème de l’identité que confère un travail !
Par ailleurs, en Europe et aux ÉtatsUnis, mais particulièrement en Suède, beaucoup de personnes vivent seules parce qu’elles ont dû quitter leur famille pour trouver du travail. Dans un contexte où les opportunités économiques se font plus rares, sans aide familiale, cela crée de nombreux problèmes sociaux, avec des individus qui ne parviennent pas à donner de sens à leur vie grâce à leur carrière. Il n’y a pas de solution simple pour remédier à cela, même si le fait de créer des crédits d’impôt pour les personnes les moins bien payées peut y contribuer. Dans The Technoloy Trap, j’explique qu’il n’existe pas de solution magique et plaide plutôt pour une série de réformes qui peuvent être faites par les États.
Il faut aussi rappeler que mes études portent principalement sur les États-Unis, où les aides sociales sont bien moindres qu’en Europe. Si votre assurance santé est liée à votre emploi et qu’une pandémie vous fait perdre cet emploi alors que vous avez plus que jamais besoin de votre assurance, il ne faut pas être un génie pour comprendre que ce n’est pas un très bon système !
Il y a eu récemment en France une décision de justice qui a poussé Amazon à y fermer ses entrepôts. N’est-ce pas une motivation supplémentaire pour automatiser?
Les entreprises veulent en effet s’assurer qu’elles pourront continuer de fonctionner en période de crise. Les pandémies sont rares, mais il est possible que celles qui sont créées en laboratoire ou par des groupes terroristes deviennent plus courantes. Les entreprises ont donc tout intérêt à automatiser dès maintenant, comme on le voit avec Amazon.
Les entrepôts restent en effet des endroits bondés, car la gestion et l’envoi des colis est un métier difficile à automatiser. Mais c’est une question de temps avant que cela ne change. Des intelligences artificielles deviennent de plus en plus capables de distinguer différents objets. L’automatisation des entrepôts est donc en train de progresser, et on va assister à une accélération du phénomène avec la crise actuelle.
Pensez-vous que les États autoritaires soient avantagés par rapport aux démocraties pour automatiser leur économie et en retirer les bénéfices? Ils n’ont pas à se soucier autant de l’opinion publique…
Je pense que c’est une erreur de croire que les régimes autoritaires ne se soucient pas de l’opinion publique. Il s’en soucient, parce qu’ils veulent maintenir le statu quo politique ! Cela dépend plutôt des capacités d’action de l’État. Il est plus facile d’imposer des décisions à la populationdansunedictature,mais il faut faire très attention à ne pas aller trop loin pour ne pas provoquer de réaction.
Je ne pense en tout cas pas qu’il s’agisse d’un avantage sur le long terme. Dans un pays autoritaire, la population tend aussi à être plus conformiste et donc à moins innover, ce qui n’est pas bon pour l’économie. L’innovation, c’est souvent ne pas respecter les règles, trouver de nouvelles manières de faire les choses. Bien que les États autoritaires aient énormément de moyens pour faire accepter une nouvelle technologie, ils doivent dépendre d’autres pays pour découvrir ces technologies en premier lieu, parce qu’ils sont désavantagés du point de vue de l’innovation. On a tendance à surestimer l’efficacité des États autoritaires, et l’exemple de la gestion de l’épidémie actuelle montre bien que l’efficacité n’est pas une garantie de ce type de régime.
Vous dites, dans « The Technology Trap», que les luddites avaient raison, à l’échelle individuelle, de s’opposer aux progrès technologiques apportés par la révolution industrielle. Pourquoi?
Mettez-vous à leur place : si quelqu’un créait un programme informatique qui soit capable d’écrire de meilleurs articles de sciences économiques que moi, faire de meilleures conférences que moi, je ne serais pas ravi ! C’est peut-être de la destruction créatrice, et c’est comme ça que l’économie fonctionne, mais ce ne serait pas du tout dans mon intérêt. Les luddites eux-mêmes n’ont pas profité de la mécanisation. La baisse des prix des biens de consommation n’a pas suffi à combler la baisse de revenu provoquée par la révolution industrielle. Ils n’avaient par ailleurs aucun moyen de savoir que les générations suivantes profiteraient de la mécanisation ! Il ne faut pas les juger trop durement.
En même temps, avant la première révolution industrielle, la pauvreté était déjà endémique et les conditions de travail très dures, non?
L’innovation, c’est souvent ne pas respecter les règles, trouver de nouvelles manières de faire les choses.