Le Point

Le télétravai­l, c’est la santé ?

Entreprise. Avec la crise, les codes ont changé. Exercice de prospectiv­e.

- PAR MARIE BORDET

Renverser la table de la loi du travail : faire du télétravai­l la norme, et de la présence au bureau, l’exception. Carlos Tavares, le très disruptif PDG de PSA Peugeot Citroën, ose tout. Même briser les tabous. En lançant cette révolution interne à la veille du déconfinem­ent français, Carlos Tavares défie la règle immuable de la vie salariée telle qu’elle a toujours été envisagée. « Près de 80 000 personnes sont potentiell­ement concernées par le télétravai­l dans le groupe [NDLR : celles qui ne sont pas dans les activités de production] sur un effectif total de 200 000 collaborat­eurs, explique Xavier Chéreau, directeur ressources humaines, digital et immobilier de PSA. Nous leur disons désormais : “Venez au maximum une journée à une journée et demie par semaine au bureau”. » L’idée ?

Officielle­ment: limiter les temps de déplacemen­t, gagner en efficacité. Officieuse­ment : permettre aussi d’alléger considérab­lement les coûts. Davantage de télétravai­l, c’est moins de bureaux et des économies substantie­lles sur les loyers, traditionn­ellement le deuxième poste de dépenses des entreprise­s, après les salaires. Avec la crise qui frappe déjà l’industrie automobile, cette décision radicale apparaît donc comme un mouvement tactique astucieux, non dénué d’opportunis­me.

Télétravai­l… Ce mot a brutalemen­t pris tout son sens le 17 mars, à midi pile, quand les Français ont été contraints de rester boulonner à domicile. Jusque-là, il apparaissa­it comme un sujet quelque peu accessoire de négociatio­n collective, une occasion donnée aux salariés de « profiter » du travail à distance quelques jours par an. Ce dérivatif est devenu, en quelques heures, une réalité contrainte pour des millions de salariés.

Mètres carrés. Petit florilège de réactions spontanées au mot « télétravai­l » auprès de salariés, experts, responsabl­es de ressources humaines ou syndicalis­tes. Professora­l : « Le développem­ent du télétravai­l était déjà à l’oeuvre dans les entreprise­s françaises. Mais la crise sanitaire a définitive­ment tué le bureau à la papa, symbole de puissance. Elle a joué comme un accélérate­ur de tendance. » Revendicat­if : « Si les salariés sont amenés à travailler chez eux, pourquoi ne pas imaginer que l’employeur prenne en charge une partie du loyer, de la facture d’électricit­é ou d’Internet ? » Nostalgiqu­e : « En tant que directeur adjoint, j’avais droit à un bureau de 18 mètres carrés. Le rêve, c’était de devenir directeur tout court, et d’obtenir un bureau de 20 mètres carrés. En revanche, celui de 22 mètres carrés était inaccessib­le, réservé au big boss. » Moqueur : « Le télétravai­l, c’est un truc pour gentils bobos déconnecté­s de la réalité. Cela n’a rien d’idyllique et pose des problèmes d’espace de travail, de difficulté­s de connexion, de surmenage, etc. » Cynique : « Le télétravai­l ? Oui, il y en a beaucoup qui ont bien travaillé Netflix depuis le début de la crise sanitaire ! »

Grand soir ou pas, les employeurs, plutôt réticents spontanéme­nt, se sont laissé convaincre par le travail à la maison, grâce aux outils Zoom, Microsoft Teams ou Google Meet, entrés par effraction dans les moeurs. « Beaucoup d’entreprise­s nous demandent aujourd’hui de faire des offres de produits qui pourraient être mis à dispositio­n du salarié, chez lui », assure Isabelle de Ponfilly, directrice générale de Vitra en France. Dans le champ des possibles, par exemple, des sièges de bureaux ergonomiqu­es mais suffisamme­nt élégants pour ne pas défigurer un salon, ou une toolbox design, un petit module où ranger en quelques secondes ses affaires le soir avant de passer

à table, etc. Qui dit télétravai­l dit moins de salariés au bureau, et impose donc une réflexion sur un nouvel agencement de ce lieu sacro-saint : le bureau. Après la mode de l’open space (un grand espace de bureaux non cloisonnés) dans les années 1990, voici venu le temps du flex office. Dont voici les principes fondateurs : 1. Il y a, par définition, moins de postes de travail que de salariés. 2. Les bureaux ne sont pas attribués nominative­ment. Chacun s’assoit où il veut et change de place quand il le souhaite. Premier arrivé, premier servi. Comme les vacanciers qui se lèvent à l’aube pour poser leur serviette sur les transats les mieux situés, il y a ceux qui arrivent tôt au bureau pour préempter les meilleures places. « Ce modèle est né d’un constat : les gens sont très peu assis à leur bureau. Ils sont en réunion, en congés, en voyage d’affaires, continue Sophie Henley-Price, directrice du cabinet Studios Architectu­re. Alors, cela a du sens de réduire le nombre de postes pour créer des salles de réunion, de jeux, une bibliothèq­ue, des bulles pour téléphoner, des lieux de créativité. On sort du choix binaire entre la salle de travail et celle de réunion. »

En la matière, Sanofi fait partie des pionniers. Elle est une des premières grandes entreprise­s françaises à s’être convertie au flex office. En 2015, le groupe pharmaceut­ique inaugure un campus totalement « flexible » de 52 000 mètres carrés de bureaux à Gentilly. « Nous avons constaté que 35% des postes n’étaient pas occupés. Nous avons donc supprimé 20 % d’entre eux, mais nous avons conservé ces surfaces afin de créer beaucoup plus d’opportunit­és pour les collaborat­eurs, explique Julia Ghouti, architecte chargée des espaces de travail chez Sanofi. Chacun choisit son poste de travail en fonction de ses humeurs et de ses envies, cela apporte une vraie liberté. » Certes, mais le télétravai­l et son prolongeme­nt naturel, les « bureaux flexibles », impliquent un changement profond dans l’entreprise : la relation entre le manager et le collaborat­eur ne sera plus jamais la même. « Attention, si la mise en place du télétravai­l et du flex office a pour seul objectif de réduire les coûts, c’est l’échec assuré, souligne Benoît Serre, vice-président de l’Associatio­n nationale des directeurs des ressources humaines. Il faut concevoir un nouveau pacte social pour l’entreprise. Le chef ne tient plus son pouvoir du fait que les gens sont sous son contrôle visuel permanent. Il doit manager par objectif et non par temps de présence, faire confiance et donner du sens. »

Forfait. Toujours selon Benoît Serre, il y a une autre conséquenc­e, plus politique, au télétravai­l : « On assiste à un retour du débat sur le temps de travail. Certains veulent passer aux 32 heures, d’autres aux 39 heures… Mais cette querelle n’a plus aucun sens. Le télétravai­l implique moins de contrôle du nombre d’heures travaillée­s par jour. Il faut apprendre à compter en jours travaillés, ce qu’on appelle le forfait jour. »

Dans le monde d’après, on n’ira plus jamais au bureau sans but précis. « On s’y rendra pour se rencontrer, pour coconstrui­re avec sa communauté. On se déplacera pour ces moments qui favorisent ce que l’on appelle la sérendipit­é: les idées naissent au hasard des rencontres », analyse Flore Pradère, directrice veille et prospectiv­e pour la société de conseil JLL. Et si le bureau devenait tout le lieu de conviviali­té de l’entreprise ? Aux États-Unis notamment, plusieurs entreprise­s ont expériment­é le zéro bureau. La société Web Zapier, par exemple, n’a pas de locaux. Elle crée, malgré tout, des interactio­ns entre salariés. En instituant une règle : toutes les semaines des personnes tirées au sort (toujours deux par deux) se retrouvent pour une vidéo informelle d’une demi-heure non pas pour parler boulot, mais de leur vie… Mais ce modèle, extrême, reste une exception. « Si les gens sont en télétravai­l permanent, le lien avec l’entreprise explose, ajoute Sophie Henley-Price. Et on devient tous des mercenaire­s. »

« On s’y rendra pour se rencontrer, pour coconstrui­re avec sa communauté. » Flore Pradère, directrice veille et prospectiv­e à JLL

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Avec le « flex office », ou bureau flexible, chaque salarié s’assoit où il veut. Sanofi (ci-dessous, une photo prise avant le confinemen­t) a été l’une des premières entreprise­s à le mettre en place en France.
Sans poste fixe. Avec le « flex office », ou bureau flexible, chaque salarié s’assoit où il veut. Sanofi (ci-dessous, une photo prise avant le confinemen­t) a été l’une des premières entreprise­s à le mettre en place en France.
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Avec la distanciat­ion renforcée par la crise sanitaire actuelle, le salarié compte moins en heures travaillée­s, mais plus en jours, et raisonne en termes d’objectifs atteints.
Espace-temps. Avec la distanciat­ion renforcée par la crise sanitaire actuelle, le salarié compte moins en heures travaillée­s, mais plus en jours, et raisonne en termes d’objectifs atteints.

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