Quand les manageurs prennent la clé des champs
Consulting. Lassés de l’entreprise, des cadres offrent leurs services en indépendant.
Il y a peu de temps, Valérie Zitvogel a reçu un appel d’Air France. La compagnie aérienne annonçait à la quinquagénaire qu’elle lui attribuait la carte Flying Blue Platinum à vie. Et pour cause : au long de la trentaine d’années pendant laquelle elle a officié en tant que directrice développement et licences chez Agnès b, puis comme vice-présidente chez Nuxe, Valérie a effectué l’équivalent en kilomètres de… 134 tours du monde! « Cela aurait pu me flatter, mais l’image de businesswoman que ça m’évoquait m’a fait un effet terrible », se souvient l’ex-responsable du développement commercial et marketing de la marque de cosmétiques.
Sa fierté, Valérie la puise plutôt dans sa nouvelle activité : conseiller en indépendante une vingtaine de jeunes start-up pour les aider à se développer. « Je me sens bien plus épanouie depuis que je suis en freelance, se réjouit-elle. Je me délecte en transmettant mon expérience à des jeunes pour les aider à pousser droit et à réussir ! »
Un choix de plus en plus commun. Autrefois incontournable, le rêve d’une ascension jusqu’au sommet des grandes organisations n’est plus d’actualité pour beaucoup de cadres du top management. « Après s’être comportés comme de bons élèves et être entrés dans les cases pendant vingt ans, ils se sentent dépassés et craignent l’arrivée des générations suivantes, qui imposent des codes qu’ils n’approuvent pas ou ne comprennent pas », assure Inès Khedhir, responsable des Emba à l’ESCP.
Résultat, les hauts potentiels expérimentés sont de plus en plus nombreux à prendre la clé des champs pour se transformer en consultants indépendants. « Ce phénomène s’amplifie depuis dix ans. C’est un mouvement fort, qui concerne beaucoup de monde et touche des personnes de plus en plus jeunes », estime
Maurice Thévenet, enseignant de management en formation continue à l’Essec.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, pas question pour Valérie de renier son passé. « Pendant vingt-cinq ans chez Agnès b, je me suis régalée et nourrie, la marque n’était pas encore iconique, mais la fondatrice, déjà visionnaire, me faisait vraiment confiance : j’étais d’ailleurs la seule personne du comex à ne pas faire partie de la famille. Elle me laissait une liberté totale, qui me permettait de travailler à la façon d’une intrapreneuse : j’ai tout fait sauf de passer le balai ! Mais le poste suivant s’est moins bien passé. » Alors, lorsqu’un de ses enfants est hospitalisé, elle décide du jour au lendemain de s’arrêter. « J’en avais assez d’aller aux quatre coins du monde, j’avais besoin de ralentir. J’ai décidé de m’occuper davantage de ma famille. » À commencer par sa propre soeur. Valérie Zitvogel accepte de donner un coup de main à l’oncologue pour l’aider à trouver les financements indispensables à ses recherches sur les microbiotes intestinaux.
Depuis dix ans, la femme d’affaires accompagne informellement les jeunes pousses rencontrées au gré de ses activités : entreprise de textile (Le Slip français), fleuriste (Monsieur Marguerite), société de recyclage des produits électroniques usagés (HelloZack), vendeur d’ustensiles de cuisine (My Spatule), fournisseur de tapis de yoga (Baya), concepteur de verres connectés (Auxivia)… Valérie dit « profiter de la diversité qu’offre la polyvalence, en ayant la chance de faire tous les métiers dans des secteurs variés ». Elle n’aime rien tant que les rencontres qui en découlent. « Selon moi, la colonne vertébrale du business est l’humain, je lui ai donc donné la priorité en travaillant uniquement avec les gens avec qui j’ai envie de travailler. Certes, mon salaire a baissé, mais j’ai des parts dans plusieurs des sociétés que j’accompagne : rendez-vous dans dix ans ! »
Prise de conscience. Une vie rêvée ? Le mode de fonctionnement répond en tout cas parfaitement aux nouvelles aspirations des CSP+. « La figure du cadre obnubilé par la performance et la dictature de l’urgence appartient au passé. Avec le réchauffement climatique et la montée des systèmes autoritaires, le rêve de mondialisation s’effondre et l’avenir devient incertain. On veut profiter de l’ici-maintenant. Même si le passage à l’acte n’est pas toujours facile, le désir d’autonomie et d’indépendance s’accompagne à présent de la prise de conscience qu’on souhaite une autre qualité de vie, analyse Rémy Oudghiri, sociologue du travail et DG de l’organisme SocioVision. La tendance de fond, c’est que, déculpabilisés par les jeunes générations, les hauts profils sont désormais touchés par cette envie d’un équilibre vie privée-vie professionnelle. Autrefois, ceux qui ressentaient ce besoin opéraient un changement total : preuve en est la vogue de ceux qui quittaient tout pour monter une chambre d’hôtes, par exemple. À cette rupture radicale, certains cadres à haut potentiel préfèrent aujourd’hui une évolution de leur mode de vie. Ils adaptent leur quotidien en travaillant dans le même univers mais autrement, en s’installant ailleurs ou en laissant la place à d’autres activités. C’est ce que le conseil en free-lance permet. »
D’autant que, du big data à l’informatique, certains secteurs se prêtent parfaitement à l’exercice. C’est le cas du domaine de compétence de Sander Cisinski, spécialisé dans la transformation digitale. « Ce secteur évolue tellement vite et la spécialisation est telle que les entreprises ont intérêt à aller chercher la personne la plus compétente pour un besoin précis, plutôt que de mettre des mois à former quelqu’un en interne pour chaque micromission », considère l’ancien directeur marketing de SFR. Un poste qu’il n’a pas hésité à quitter. Bien sûr, le travail en free-lance demande une gymnastique bien rodée. « Il faut en permanence entretenir son réseau, aller dans les bons endroits, rencontrer les bonnes personnes, savoir raconter ses missions précédentes et faire son marketing personnel pour faire envie plutôt que d’avoir l’air de proposer ses services », explique le quadragénaire.
De Deezer, plateforme française d’écoute de musique, à la Société générale, Sander s’accomplit dans ses nouvelles missions. « Être consultant est gratifiant : on est valorisé par la casquette d’expert et c’est très satisfaisant de prendre conscience que son expérience est transposable à d’autres problématiques et à d’autres sociétés, raconte l’ancien responsable en agence digitale. J’ai une mentalité d’entrepreneur, j’aime lancer des projets plus que les faire tourner: ce fonctionnement me correspond parfaitement. Et je peux en outre consacrer plus de temps à des missions moins lucratives qui me tiennent à coeur. Car, grâce à ce statut, je suis désengagé des tâches administratives, de la gestion d’équipe et du budget, qui m’ennuyaient. Je préfère interagir avec des hommes ayant un haut niveau d’autonomie plutôt que de devoir mettre la pression à mes équipes pour des objectifs toujours plus élevés avec toujours moins de moyens. Le tout dans des entreprises qui, tout en gagnant beaucoup d’argent, continuent d’organiser des plans sociaux. Je n’y arrivais plus. »
À l’envie de liberté est venue en effets’ajouterlamodification
« La figure du cadre obnubilé par la performance appartient au passé. » Rémy Oudghiri, sociologue
du fonctionnement des entreprises, insupportable à plus d’un. « Contrairement au ressenti, les conditions de travail ne sont pas forcément plus difficiles mais différentes, précise Maurice Thévenet. En s’aplatissant, les structures ont réduit le nombre de niveaux hiérarchiques. Après un début de carrière rapide, les cadres expérimentés ont plus de mal à progresser, n’ont plus de perspectives: ils ne voient pas la rétribution de leurs efforts ni le bout du tunnel. De plus, on est passé à un management de la technicité, fondé sur la spécialisation extrême, qui crée un plafond de verre. Ceux qui venaient du terrain ne peuvent plus évoluer audelà d’un certain stade, et les dirigeants n’accèdent plus à l’opérationnel. » Résultat, entre les premiers, sans espoir d’évolution, et les seconds, dépourvus de tâches concrètes, nombreux sont ceux à ne plus trouver de sens à leur activité. « Dans ces conditions, reprend-il, le poids de l’organisation et l’augmentation du reporting, perçu comme très infantilisant, provoquent une distanciation et deviennent intenables. »
Ruptures. Ne manquaient plus qu’Internet et ses réseaux sociaux, qui ont fluidifié l’entretien du réseau à distance de l’entreprise et la mise en place des ruptures conventionnelles pour faciliter le passage à l’acte. En 2010, AnneLaure L’Hénaff saute sur cet outil législatif pour quitter l’agence de communication où, depuis un an et demi, la directrice de clientèle, chargée de la veille et de l’analyse des études d’opinion pour les marques, a l’impression « d’être broyée et pressurisée ». Après cinq ans passés à s’épanouir comme responsable adjointe du département études et opinions au service d’information du gouvernement, le choc est rude. «J’évoluais dans une atmosphère à mi-chemin entre 99 Francs et Le diable s’habille en Prada », plaisante-t-elle. Travailler jusqu’à 4 heures du matin sans jamais se plaindre pour « entourlouper le client et lui vendre l’invendable », subir la pression permanente, supporter les réunions où « personne n’a rien préparé et n’est là que pour briller », feindre de s’extasier avec les autres « devant les fausses fulgurances de responsables qui sortent des énormités, la clope au bec et les pieds sur la table », suivre aveuglément les décisions des actionnaires, tout lui était insupportable. « J’avais de bonnes relations individuelles, mais sur la forme et le fond de mon travail, rien ne me plaisait : j’avais l’impression d’un vide intersidéral, se rappelle-t-elle. Loin de moi l’idée de faire la leçon sur cet univers particulier : je pense que la vie d’entreprise ne me convenait pas. Rien que le fait de me rendre à mon poste tous les matins me donnait une impression d’emprisonnement. La rupture m’a permis de partir en restant en bons termes avec mon ex-employeur. » Un ancien collègue lui conseille alors de s’établir en tant que consultante free-lance. Le problème, c’est qu’Anne-Laure veut profiter de l’occasion, comme beaucoup de nouveaux indépendants, pour effectuer une transition. « Je ne voulais plus acheter les études mais les produire, devenir la sous-traitante de mes anciens soustraitants. Mon ancien réseau avait beau être costaud, beaucoup ont été effrayés et seules deux personnes m’ont fait confiance en me confiant deux missions. » Un geste suffisant pour mettre le pied à l’étrier. Dix ans plus tard, la trentenaire revit. Études sur la prévention de l’alcoolisme à l’attention de publics vulnérables pour le ministère de la Santé, analyse des réactions des conservateurs à l’évolution de l’offre culturelle du Louvre, tests de programmes et de stratégies pour les candidats des municipales… « J’aime animer des groupes de parole avec des gens qui n’ont pas souvent la parole, aller sur des territoires où je ne me rendrais jamais sinon, puis en analyser des problématiques passionnantes. Je me sens utile, je fais un métier que j’adore, je ne suis jugée que sur mes résultats et je res
« Les cadres expérimentés ont de plus en plus de mal à progresser. » Maurice Thévenet, enseignant à l’Essec
sens une liberté vertigineuse. Je gagne très bien ma vie, mieux que mes collègues, même si, mon travail étant le fruit de mes productions, je ne pourrai pas dépasser un certain stade. Certes, l’insécurité financière est présente, mais tellement moins douloureuse que celle que j’éprouvais en entreprise ! »
Porté aux nues. C’est cette incertitude qui a poussé Delphine Nathan à revenir dans le monde de l’entreprise : «J’avais beau travailler beaucoup et gagner deux fois mieux ma vie, je me sentais toujours sur le fil. » Pourtant, après une carrière ascendante et réussie où, successivement chassée par des groupes tels qu’Yves Rocher, Yves Saint Laurent, Cofinluxe, elle grimpe rapidement les marches jusqu’à devenir directrice marketing chez Eres, la quadragénaire était essoufflée. « En quatre ans, il a fallu s’adapter à quatre DG successifs.
« Consultant, on est valorisé par la casquette d’expert. » Sander Cisinski, spécialiste en numérique
À chaque fois, il fallait tout remettre sur la table : j’avais le sentiment d’observer une roue qui tourne beaucoup sur elle-même pour avancer très lentement. À ce niveau hiérarchique, chacun passe son temps à tenter de capter le périmètre de l’autre et les allers-retours entre les moments où on est au top et ceux où on vous placardise sont incessants. À la naissance de mon fils, l’idée de le laisser était un sacrifice. Il m’était impossible de continuer un métier qui m’épanouissait intellectuellement mais pas humainement. Mais il n’était pas envisageable pour moi d’être dépendante financièrement de mon mari, ni de perdre toute stimulation intellectuelle. Je me suis dit que devenir consultante free-lance me permettrait d’aménager mon temps différemment. » Le statut possède des avantages. « Aucun investissement et pas d’idée innovante à avoir puisque je ne vendais que ma matière grise », note-t-elle. Les débuts sont difficiles : « Je ne me sentais pas l’âme d’un entrepreneur et j’étais devant mes diaporamas de présentation sans savoir par où commencer ! » se souvient-elle. Mais de rencontres en bouche-à-oreille, le pari prend. Travail pour des enseignes de parfum ou des organismes touristiques, dans l’événementiel, la communication ou le marketing, Delphine s’épanouit pendant six ans. « Moi qui m’ennuie vite, ça ne m’est jamais arrivé pendant cette période. Toutes les frustrations de la vie en entreprise avaient disparu, se souvient-elle. Les rapports avec les autres, sans être parasités par la vie d’entreprise, sont beaucoup plus sains : on arrive avec un oeil extérieur et on est porté aux nues pour une fulgurance toute simple, trouvée simplement parce qu’on n’a pas la tête dans le guidon. » Mais, au fil du temps, son principal client, la SNCF, lui fait de l’oeil. « Je me suis dit que je n’aurais pas souvent le luxe absolu d’accepter un poste où je connaissais déjà le fonctionnement et les équipes : j’ai dit oui. » Quatre ans plus tard, Delphine ne regrette pas sa parenthèse : «J’ai plus de recul, et j’ai une capacité d’adaptation incroyable. »