Musique – Karol Beffa au-delà des notes
À l’occasion de la sortie de son nouvel album, « Talisman », rencontre avec le compositeur, roi de l’improvisation musicale.
Lorsque, le 6 mars 2019, Karol Beffa a entamé, dans la grande salle des fêtes du palais de l’Élysée, le mouvement lent du concerto pour clavecin en fa mineur de Jean-Sébastien Bach, les invités du président de la République ont retenu leur souffle. Ce soir-là, pour les dizaines de lycéens, de volontaires du service civique et d’artisans, le musicien – le visage d’abord un peu fermé –, encadré par une formation de violonistes de la Garde républicaine, a fait des étincelles. « Emmanuel Macron, lui-même, a été époustouflé par sa prestation, au point de parler de cette soirée pendant plusieurs jours », se rappelle l’un des proches du président de la République.
Si le pianiste a ainsi subjugué son auditoire, ce n’est pas seulement par la maestria avec laquelle il a interprété, sur son Steinway, cette mélodie cristalline, ni parce qu’il a su trouver des mots simples pour partager l’émotion que dégageait cette composition pour cordes. Non. Si ce soir-là Karol Beffa a suscité l’enthousiasme de l’assemblée, c’est que le musicien a fait suivre des compositions de son cru… d’improvisations enlevées sur des thèmes proposés par l’auditoire : La Peste , de Camus, un vers de Rimbaud puis de Baudelaire, l’Europe, la Carmen de Bizet, une rencontre impromptue entre Chopin et Rachmaninov.
Le musicien, qui semblait si sévère au début de la soirée, s’est alors métamorphosé. Le quadragénaire à la mise stricte s’est mué en farfadet bondissant sur son clavier. « Il ne faut pas se fier à l’aspect sérieux de Karol Beffa. Certes, il affiche souvent un air grave et un regard concentré, mais cette façade austère dissimule une profonde fantaisie », confie Daniel Pennac, qui travaille avec lui à l’adaptation radiophonique des aventures d’Ernest et Célestine, la série créée par l’illustratrice belge Gabrielle Vincent. Les invités de ce mardi à l’Élysée ont pu mesurer, mieux que quiconque, ce soir de printemps, ce que la formule pouvait revêtir de vérité.
Sorti de scène, le compositeur se moque comme d’une guigne d’attirer la lumière. « Il aime se faire discret, parle peu de lui et donne ainsi l’impression de nourrir mille secrets », note l’universitaire, traducteur et poète Guillaume Métayer, l’un de ses amis. Mais dès qu’il joue de la musique, il se transforme, comme par un coup de baguette magique. Cédric Villani le confirme. « Ce garçon a une personnalité d’une incroyable richesse. On en prend conscience lorsqu’on assiste à ses concerts. Là et seulement là, son masque tombe, et Karol se révèle tel qu’en lui-même : lumineux et drôle », explique le mathématicien, devenu homme politique, qui l’a connu à l’École normale supérieure et qui a signé avec lui un livre sur les mécanismes de la création. « Karol Beffa est un génie, et, comme souvent avec les personnalités hors du commun, il prend bien soin de dissimuler ses talents sous une immense modestie », résume Mathieu Laine, auteur du conte Le Roi qui n’aimait pas la musique, dont le pianiste a signé la partition.
Mozart jeune. Dans la vie, Karol Beffa cultive une discrétion de bon aloi. Mais son CV n’en donne pas moins le vertige. À 46 ans, ce fils de linguistes a vécu plusieurs vies. Inscrit, depuis la maternelle, à l’école Rognoni, plus connue sous son nom d’école des enfants du spectacle, il n’a pas 7 ans lorsqu’il tourne son premier film : incarnant le rôle du jeune Mozart dans un biopic signé Marcel Bluwal, sorti sur les écrans en 1982. Deux ans plus tard, il partage l’affiche de Lino Ventura dans La Septième Cible, réalisé par Claude Pinoteau. À l’adolescence, le garçon, qui pratique assidûment le piano et la flûte, se passionne pour le jazz et le saxophone. Plusieurs fois primé au Conservatoire de Paris, il intègre le prestigieux lycée Henri-IV puis entre major à Ulm, où il côtoie, outre Cédric Villani, la future Prix Nobel d’économie Esther Duflo, Guillaume Métayer – avec lequel, ainsi qu’avec le dessinateur Aleksi Cavaillez, il a signé Ravel, un imaginaire musical, un roman graphique sur Maurice Ravel – ou Laurent Wauquiez. Karol Beffa poursuivra sa formation à l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (Ensae), puis à Cambridge, en philosophie. C’est là qu’il prend conscience qu’il fait peut-être fausse route en suivant le parcours de son oncle, Jean-Louis Beffa (le capitaine d’industrie est passé par Polytechnique
avant de diriger pendant plus de vingt ans le groupe Saint-Gobain). « Je ne me voyais pas passer le reste de ma vie à plancher sur des chiffres. Je sentais que ma vocation profonde était de faire de la musique », justifie Karol rétrospectivement. Il a 22 ans lorsqu’il décide de changer de voie. Il passe, avec succès, l’agrégation de musique et se tourne vers l’enseignement. « Ce changement de cap n’a pas été aussi évident qu’on pourrait l’imaginer. J’ai eu la chance d’être soutenu, dans mes choix, par des parents compréhensifs », élude Karol Beffa, qui tient autant à mettre en avant ses succès que ses échecs. « J’ai tenté quatre fois d’entrer en classe d’initiation à la direction d’orchestre au Conservatoire de Paris. En vain. Et je n’ai pas reçu la moindre récompense en classe de composition », relève le quadragénaire.
Pôles. S’il est devenu un acteur important de la musique contemporaine, occupant la chaire de création artistique du Collège de France en 2012 puis décrochant deux Victoires de la musique en 2013 et 2018, le compositeur ne l’attribue pas tant à son bagage académique qu’aux rencontres qui ont marqué sa vie. « Celle d’Henri Dutilleux, dont l’oeuvre orchestrale foisonnante est immense; celle aussi de Jean-Louis Florentz, dont la disparition prématurée m’a profondément affecté », affirme Karol Beffa. À ce duo s’ajoute le nom du compositeur hongrois György Ligeti, à qui Karol Beffa a consacré sa thèse de doctorat en 2003 et un livre chez Fayard. « C’est l’influence intellectuelle de ce dernier qui m’a conduit à théoriser ce qui est devenu la marque de fabrique de ma musique : un balancier entre deux pôles que je désigne sous la formule “clocks and clouds” (« horloges et nuages »), empruntée au philosophe Karl Popper. D’un côté, la pulsation rythmique, qui renvoie à l’écoulement du temps et à mon penchant rationaliste ; de l’autre, la fluidité sonore, qui pousse à la rêverie, à l’évasion et épouse ma sensibilité mélancolique », évoque Karol Beffa. On retrouve ces deux pôles à l’écoute de son dernier disque, gravé chez Klarthe Records. Intitulé Talisman, en souvenir du Roman de la momie, de Théophile Gautier, cet enregistrement de cinq pièces, interprétées par l’orchestre philharmonique de Radio France et l’Orchestre national de France, prend la forme d’une balade en territoire magique. Les titres crépusculaires des morceaux frappent. Il y est question de ruines, de ténèbres, de destructions. « Peutêtre révèlent-ils certaines de mes angoisses », se risque Karol Beffa. « Son hypersensibilité l’expose parfois à des souffrances terribles », souligne Mathieu Laine.
Les morceaux évocateurs de Talisman serviront-ils un jour de bande-son pour le septième art ? Les réalisateurs Stéphane Breton, Jean-Xavier de Lestrade, David Teboul et Mehdi Ben Attia ont déjà eu recours à ses talents. Et le cinéma garde une place de choix chez lui. Le 12 avril dernier, les héritiers de Charlie Chaplin avaient accepté qu’il accompagne Le Kid en improvisant au piano lors d’une projection en plein air, sur la dalle jouxtant la bibliothèque FrançoisMitterrand. « Avec le groupe MK2, on avait tout organisé pour que ce film puisse être vu, depuis leurs fenêtres, par les milliers de personnes confinées qui habitent autour. Mais la préfecture de police a retiré son autorisation au dernier moment », regrette le musicien. Il s’est néanmoins rattrapé en enregistrant, le 12 mai, une bande originale inédite pour un long-métrage de Jacques Lasseyne tourné en 1921 : Pour Don Carlos, d’après un roman de Pierre Benoit. Cet été, il retrouvera les plateaux de cinéma, en Savoie, en jouant le rôle d’un pianiste hongrois dans le prochain film de Pierre-Alexandre Schwab. « Du moins, glisse-t-il, si le Covid l’autorise. »
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Talisman, de Karol Beffa (Klarthe Records, 9 morceaux, 15 ¤).
« Il ne faut pas se fier à l’aspect sérieux de Karol Beffa. Cette façade austère dissimule une profonde fantaisie. » Daniel Pennac