Thierry Teyssier : « Le proche est notre nouveau lointain »
Et si la proximité était le nouvel exotisme ? Loin du tourisme de masse, la petite échelle et les plaisirs simples ont le vent en poupe, selon l’hôtelier nomade créateur de 700 000 Heures.
Les voyages immobiles à la Des Esseintes – le héros de À rebours, de Huysmans – constituent-ils désormais notre seul horizon ? Le Tour de la France par deux enfants, manuel de lecture du cours moyen des écoles de la IIIe République, narrant les pérégrinations de deux bambins dans un Hexagone amputé de l’Alsace-Lorraine, sera-t-il à l’avenir le seul guide autorisé de nos échappées belles? Alors que le monde se rétrécit, qu’en pense Thierry Teyssier, fondateur de Maisons des rêves, qui, depuis des années, imagine des voyages intimes, des expériences nomades à travers ses adresses éphémères en Italie, au Cambodge, à Paris ou au Japon ? L’inventeur du concept de « 700 000 heures » – le temps moyen d’une vie humaine – a créé des formes de découverte privilégiant le local sur le global et l’intimité sur l’effet de masse, qu’il imagine une mythique « route du Sud » parsemée d’escales dans des oasis pour caravaniers échappés d’un songe de Monod ou qu’il bâtisse à côté de Ouarzazate une casbah pour Antinéa, souveraine de l’Atlantide version Pierre Benoit. Apôtre du localisme, il ne perd pas foi dans le voyage. Au contraire, le rétrécissement du monde lui apparaît comme une opportunité pour réinventer l’ailleurs.
Le Point: Le monde a-t-il rétréci?
Thierry Teyssier : Au-delà même des restrictions réglementaires de déplacements, le lointain va redevenir le luxe ultime. Avec parcimonie tant les billets d’avion vont augmenter, tant la distanciation physique y paraît difficile – les compagnies aériennes ne reconfigureront pas tous leurs appareils avec seulement des fauteuils de première classe ! À dire vrai, le repli du monde s’opérait déjà avec les nouvelles générations, qui ont un rapport différent du nôtre au transport aérien – un rapport « à charge », car elles préfèrent renoncer à un voyage plutôt que d’emprunter ce type de transport. Ce mouvement est aussi lié à des arbitrages budgétaires différents : la notion de « possession » est moins valorisée alors qu’a contrario celle de partage est en hausse. Ce moment très particulier conduira sans doute à de nouveaux voyages de curiosité effectués autour de soi, en allant, par exemple, à la rencontre de tel producteur de fleurs ou de fromage dont on aura découvert les produits pendant le confinement. Les petites escapades vers les acteurs du terrain ont le vent en poupe.
La proximité est donc le nouvel eldorado?
Paradoxalement, il a fallu aller très loin et s’intéresser à un tourisme différent ailleurs pour prendre conscience que cette évasion était possible chez soi. On a pu s’extasier sur les légumes oubliés du Pérou et partir à la rencontre de ces microcultures lointaines. À l’occasion de cette crise, on réalise que les circuits courts des petits producteurs près de chez nous ont leur intérêt et leur charme. De nouvelles formes de découvertes vont se développer – une sorte de retour vers ceux qui nous ont nourris en proximité pendant le confinement. La reconquête du proche rime avec sens. Le proche est notre nouveau lointain.
Est-ce la fin du tourisme de masse?
L’ère des grandes transhumances est sans doute passée. D’un point de vue économique, certains pays souffriront davantage que d’autres, en particulier ceux qui n’ont pas de consommation
touristique intérieure, comme le Maroc ou même l’Italie ; inversement, la France, le Japon ou la Chine ont développé de vrais marchés locaux. Jusqu’à présent, 90 % du tourisme était concentré sur 3 % de la planète. Chaque pays, chaque région, chaque ville va inventer des manières de réguler ces flux. Venise, qui a été le symbole du voyage puis celui des excès du tourisme de masse, veut réviser ses accès entre interdiction des paquebots et quotas à l’entrée de la ville. Quant au modèle économique qui présidait au tourisme de masse, il n’est plus de mise, ne serait-ce que pour des raisons de coût. Contrairement aux idées reçues, les prestations de masse sont chères, à cause de la chaîne des intermédiaires entre le client et la prestation fournie – de l’agent de voyages au tour-opérateur, via les réceptifs locaux et microlocaux, on compte parfois sept échelons qui, chacun à leur tour, prennent leurs commissions. On peut imaginer un tourisme plus doux, qui s’exprimerait hors des sentiers battus tout en étant responsable. Ce qui implique que 90 % du secteur se réinvente.
Comment changer d’échelle?
La réappropriation du proche est une solution face à l’engorgement de certaines grandes destinations : au lieu de tenter de réguler autoritairement l’accès à Kyoto ou Tokyo, on pourrait encourager la découverte de la campagne japonaise, en créant une nouvelle dynamique avec les réseaux de proximité. C’est possible si on n’arrive pas comme la cavalerie dans des endroits qui n’ont jamais été confrontés au tourisme. À contrario, la volonté de découvrir une culture locale peut avoir des impacts permanents, positifs et responsables à long terme. Faire de la « micro-hospitalité » est ambitieux mais ce n’est pas une utopie. Je l’ai expérimenté en Italie, au Cambodge, au Brésil, ou en ce moment dans un village de pêcheurs japonais. Avec mes équipes, on est venus pour créer des lieux de quelques chambres, réhabilitant ici un palais ou une maison sur l’eau, là une cabane de pêcheurs. Pour y parvenir, on a engagé et formé personnel et direction sur place. Après notre départ, ils ont pris le relais et fait vivre ces maisons.
La micro-hospitalité est-elle la nouvelle jauge?
Dans cette réappropriation du proche, les hôteliers traditionnels, présents
depuis plusieurs générations sur un territoire, ont leur carte à jouer. Ils ont leurs réseaux, connaissent mieux que personne les acteurs et la géographie de leurs terroirs : une grange ancienne, une crique secrète sont des sources d’enchantement. Avant tout le monde, Michel Guérard l’avait compris en proposant à côté de sa « grande maison » que sont les Prés d’Eugénie à Eugénie-les-Bains, un refuge sur les dunes avec ses maisons marines d’Huchet. C’est aussi ce que j’ai tenté de faire au Maroc. Dans la palmeraie de Skoura, près de Ouarzazate, notre maison mère de Dar Ahlam – avec ses 15 clés – absorbe les coûts fixes qui permettent d’exploiter les maisons de une à trois chambres que nous avons réhabilitées dans le Grand Sud et qui constituent les étapes de la route que nous avons imaginée pour explorer ce coin du royaume chérifien dépourvu de capacités d’hébergement. L’investissement est minime : pour un hôtelier, les frais fixes sont moins importants dans 10 maisons de 3 chambres que dans un établissement de 30 chambres – que ce soit dans la gestion du personnel, les normes ou les équipements. De plus, l’impact écologique est moindre. Cela ne rime pas forcément avec grand luxe : la petite maison d’hôtes familiale a ses charmes, et son modèle économique, plus resserré, basé sur le circuit court, est viable. Cette micro-hospitalité a aussi un aspect de générosité.
D’autres formes de «vacances» peuvent-elles surgir? À défaut de partir à l’autre bout du monde, on peut aussi décider de le faire venir à soi. C’est ce que nous a montré le confinement – livraison aidant. On peut décider de s’offrir de nouveaux services à la maison – à nos clients qui ne peuvent pas se déplacer, nous allons proposer d’aller vers eux, en leur assurant des services hôteliers et, pourquoi pas, de véritables expériences. D’autres prennent aussi cette voie, en particulier en restauration.
Le long week-end va-t-il devenir la règle à l’avenir?
Les quatre semaines d’affilée l’été vont être très rares. Les barrières entre vie professionnelle et vie privée avaient déjà évolué depuis longtemps, et la crise sanitaire a servi de catalyseur. Le confinement a démontré que la réunion du lundi matin pouvait très bien se dérouler à distance. Les week-ends vont donc s’étirer, l’usage du train ou de la voiture individuelle sera privilégié. Le voyage lui-même comptera peut-être davantage que la destination.
C’est la revanche d’Ulysse?
C’est en tous les cas une manière d’apprendre à rouvrir les yeux, à goûter l’expérience et à enchanter le quotidien. Les plaisirs seront peut-être plus simples, ils n’en seront pas moins vrais. Et, peut-être même plus authentiques
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