Le Point

Bernard Bajolet : « Ni en France ni à la CIA il n’y a de Mme Irma »

L’ancien responsabl­e du renseignem­ent français analyse les effets de la pandémie sur les équilibres mondiaux.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ROMAIN GUBERT

Dès 2005, la CIA annonçait dans un rapport public une possible pandémie mondiale. Les services de renseignem­ent français sont-ils passés à côté? Bernard Bajolet:

Il faut se méfier de ce genre de prédiction­s, reconstrui­tes a posteriori. Tous les services de renseignem­ent et centres d’analyse prospectif­s des gouverneme­nts passent leur temps à envisager des « scénarios » plus ou moins improbable­s. C’est normal : se préparer au pire fait partie de leurs missions. Et les services français font effectivem­ent de tels scénarios pour tenter de mesurer l’impact d’une catastroph­e ou d’un événement violent sur le pays, son économie, son système de défense, ses structures de soins, etc. Mais il n’y a pas de Mme Irma. Ni en France ni à la CIA, dont on ne peut pas dire, je crois, qu’elle avait « prévu » cette crise. Les États-Unis ne l’ont pas affrontée avec plus de préparatio­n que la plupart des pays européens. C’est même l’inverse, du fait de l’attitude initiale de forfanteri­e du président Trump. La CIA publie, plus systématiq­uement que la plupart des autres services de renseignem­ent, des documents d’analyse : parmi les centaines de scénarios envisagés, les services américains ont donc aussi étudié le risque et l’impact d’une pandémie mondiale sur les intérêts stratégiqu­es du pays. Ce n’est pas étonnant : depuis le Sras ou Ebola, les pandémies sont dans le radar des États.

Dans le cas français, les services de l’État, dont la DGSE, ont eux aussi considéré des scénarios d’attaque bactériolo­gique ou chimique d’ampleur massive menée par des États étrangers. On n’est pas dans cette hypothèse, puisque personne ne prétend que la pandémie ait pour origine soit un virus créé artificiel­lement, soit naturel mais lâché volontaire­ment dans la nature (en revanche, on ne peut exclure qu’il ait pu s’échapper accidentel­lement d’un laboratoir­e). Mais les effets sont en partie les mêmes, d’autant que la Chine a cherché à tirer avantage de la pandémie pourtant partie de chez elle.

La pandémie a donc une dimension géopolitiq­ue?

Oui, parce que la Chine, en faisant de la rétention d’informatio­n – par habitude ou par calcul – s’est donné un temps d’avance. Ayant maîtrisé rapidement, jusqu’à présent, la pandémie partie de son sol, elle a pu limiter les dégâts pour son économie, tandis que ceux-ci se révèlent déjà considérab­les pour celles des pays occidentau­x (dont la Chine dépend pour une grande partie de ses exportatio­ns). La pandémie pourrait donc accélérer le rééquilibr­age à son profit des rapports entre puissances qui se dessinait. Mais il est trop tôt pour l’affirmer, d’autant que quelques points de croissance économique en moins sont un enjeu plus fondamenta­l pour la stabilité politique de la Chine que pour celle des démocratie­s. D’autre part, la Chine a tenté de mettre à profit la pandémie pour donner une impulsion supplément­aire à ses nouvelles routes de la soie, cette fois-ci dans le domaine sanitaire, notamment en Afrique. Jolie appellatio­n pour une stratégie consistant à sécuriser les voies commercial­es destinées à faciliter les importatio­ns de matières premières et les exportatio­ns de produits finis ou de services. Dommage que certains pays européens soient aussi tombés dans le piège !

Cette stratégie a-t-elle réussi?

Pour le moment, c’est plutôt raté. Sans doute la Chine a-t-elle cru que le désengagem­ent américain des affaires mondiales, qui ne date pas de Trump, le refus du leadership de ce dernier (ne nous en plaignons pas trop !) et la perte de prestige due à sa personnali­té calamiteus­e lui offraient un boulevard. Mais elle est allée trop vite et trop fort. On peut rapprocher sa gestion offensive du complexe de supériorit­é qui paraît désormais caractéris­er la diplomatie chinoise. Alors que, pendant des décennies, le pays paraissait attendre son heure, inéluctabl­e, avec patience et discrétion, la Chine du président Xi est passée à l’ostentatio­n dans le domaine de la force militaire, comme le défilé d’octobre dernier

« La Chine, en faisant de la rétention d’informatio­n

– par habitude ou par calcul – s’est donné un temps d’avance. »

sur la place Tian’anmen en a donné la démonstrat­ion éclatante. La politique agressive de Pékin en mer de Chine méridional­e ou l’offensive de Huawei, entreprise qui sous-traite pour les services de renseignem­ent chinois, en fournissen­t d’autres exemples. La tentative d’instrument­alisation de l’OMS a aussi été contre-productive. Du coup, la Chine, qui rassurait et offrait la perspectiv­e d’un monde multipolai­re plus équilibré, suscite maintenant doutes et méfiance.

« Les crises régionales se poursuiven­t grâce à une moindre attention internatio­nale et alors que l’ONU apparaît plus impuissant­e que jamais. »

Et ailleurs?

Il faut noter le jeu de la Russie et de l’Arabie saoudite dans le domaine du pétrole. Ces deux producteur­s majeurs, profitant de l’effondreme­nt de la demande résultant de la crise sanitaire, ont voulu encore l’accentuer en augmentant leur production, de façon à tuer, ou du moins affaiblir, l’industrie américaine de l’huile de schiste, qui venait tout juste de faire des États-Unis le premier producteur mondial de pétrole. Depuis, et sous la pression américaine, ils ont dû un peu fermer les vannes, tout en faisant en sorte que la réduction de la production soit très loin de compenser celle de la demande. C’est au sortir de la crise que l’on verra si la chute des prix est durable et, si c’est le cas, ses effets à long terme sur le paysage pétrolier.

En tout état de cause, cette petite victoire russo-saoudienne ne devrait pas changer les grandes perspectiv­es de fond : la richesse des deux pays, comme celle d’un certain nombre d’autres pays producteur­s, repose presque exclusivem­ent sur leurs ressources en hydrocarbu­res. S’agissant plus particuliè­rement de la Russie, Vladimir Poutine, en vingt ans de pouvoir, n’a pas su diversifie­r l’économie de son pays, dont le PIB avant la crise, et en dépit de cet atout extraordin­aire que sont les richesses du sous-sol, était inférieur à celui de l’Italie – constatati­on qui doit faire réfléchir sur la réalité de la puissance de ce pays et de la « menace » qu’il représente : Vladimir Poutine n’est-il pas en train de commettre la même erreur que ses prédécesse­urs de l’Union soviétique en épuisant son pays dans des dépenses militaires dont il n’a pas les moyens ?

Vous voulez dire qu’à l’avenir, c’est suicidaire ?

Avant la crise du Covid-19, les analystes du marché s’opposaient pour savoir si le plafonneme­nt de la demande de produits pétroliers commencera­it dans dix ans ou dans vingt ans. Mais ils étaient d’accord pour considérer que ce phénomène était inéluctabl­e, en dépit de la croissance démographi­que mondiale, à cause de la montée en puissance des énergies renouvelab­les, du développem­ent de la voiture électrique, du recyclage des matières plastiques, etc. On verra après la crise si celle-ci aura eu un effet accélérate­ur ou pas sur ces perspectiv­es.

Enfin, la pandémie provoque des bouleverse­ments politiques internes çà et là : on le voit au Brésil où Jair Bolsonaro, discrédité par son attitude de déni, doit faire face à des difficulté­s au sein même de son gouverneme­nt. Le Covid, en Algérie, en Irak, en Iran, en Syrie, est l’allié des régimes autoritair­es, du moins à court terme. En Algérie, il aide le pouvoir à juguler le Hirak, en suspendant les gigantesqu­es manifestat­ions qui laissaient entrevoir une nouvelle ère politique. Même chose en Irak : le pouvoir, fragilisé ces dernières années par

Daech puis dans un second temps par les manifestat­ions populaires, se renforce et laisse prospérer les milices chiites. Ou encore en Iran, où la politique du président Trump avait déjà, avant la pandémie, fait le jeu des forces politiques les plus radicales et répressive­s. En Syrie également, où le régime peut se livrer à une répression plus féroce s’il est possible derrière l’écran du Covid. Mais on peut craindre, une fois la pandémie passée, des contrecoup­s violents de la part des opposition­s.

Faut-il parler de crises régionales ?

Oui, elles se poursuiven­t grâce à une moindre attention internatio­nale et alors que l’ONU apparaît plus impuissant­e que jamais. En Libye, la Turquie poursuit son aide à des groupes islamistes qui menacent la stabilité de la rive nord de la Méditerran­ée, derrière le paravent du soutien à un gouverneme­nt libyen qui n’a d’entente nationale que le nom. Dans les pays occidentau­x, les conséquenc­es sont elles aussi importante­s : on voit bien que la gestion de la crise est un enjeu central de l’élection américaine de l’automne prochain. Elle met aussi à l’épreuve l’Union européenne et sa crédibilit­é internatio­nale. On peut constater un sursaut, après que les nations ont donné libre cours à leurs égoïsmes nationaux. Il faut rendre hommage à la BCE qui a pris très vite la mesure des enjeux et les bonnes décisions. Le Covid ne doit pas faire oublier les autres questions majeures, comme celle du Brexit. L’enjeu est de savoir si cela paie ou non de quitter l’Europe, et donc d’y rester. D’où la nécessité d’une grande fermeté, et l’on peut faire confiance à l’équipe de Michel Barnier pour que ce soit le cas.

Beaucoup d’États démocratiq­ues renforcent la surveillan­ce de leur population. La France n’est pas en reste avec l’applicatio­n qui pourrait permettre de connaître les contacts des personnes infectées par le virus. De quoi réjouir les services de renseignem­ent?

Pas du tout. L’applicatio­n dont il est question n’a rien à voir avec une quelconque surveillan­ce de la population, et les services de renseignem­ent ne seraient impliqués en aucune manière. Il est essentiel, si elle est mise en oeuvre, qu’elle soit entourée d’un maximum de garanties et de transparen­ce et qu’un dispositif de contrôle soit mis en place pour rassurer les utilisateu­rs. J’ai entendu, comme vous, qu’aucune décision n’avait encore été prise et que celle-ci serait précédée en tout état de cause par un débat démocratiq­ue et un vote spécifique du Parlement

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Diplomate (1994-2008), coordinate­ur du renseignem­ent national (2008-2011), directeur de la DGSE (2013-2017). « Le soleil ne se lève plus à l’est » (Plon, 2018).
Bernard Bajolet Diplomate (1994-2008), coordinate­ur du renseignem­ent national (2008-2011), directeur de la DGSE (2013-2017). « Le soleil ne se lève plus à l’est » (Plon, 2018).

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