Le Point

Vaccin : espion, lève-toi !

Le Covid-19 a aussi provoqué une onde de choc dans le monde du renseignem­ent. Mais la France est-elle bien armée pour cette guerre-là ? Rien de moins sûr.

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Le 14 avril, le Washington Post rendait publics des soupçons sur la fiabilité du laboratoir­e P4 de Wuhan, confirmés par le départemen­t d’État. Sa source ? Des câbles confidenti­els américains de diplomates qui avaient visité le « WIV » en janvier 2018. Le même jour, Paris et Londres embrayaien­t sur la même cible. Pour un ancien haut responsabl­e de la communauté du renseignem­ent, cette simultanéi­té est tout sauf une coïncidenc­e et trahit une collaborat­ion active entre États sur le plan du renseignem­ent. « Cette coopératio­n est variable selon les thématique­s. Si elle vaut d’abord pour la lutte contre le terrorisme, le second sujet est la contre-proliférat­ion : armes nucléaires, chimiques, on l’a vu pour la Syrie, mais aussi bactériolo­giques. »

Le FBI vient de publier une alerte contre la Chine afin de la dissuader de lancer ses hackers contre les différents laboratoir­es américains qui planchent actuelleme­nt sur une recherche du vaccin contre le Covid-19. Ultime manoeuvre de l’administra­tion Trump pour discrédite­r l’ennemi chinois ? Le New York Times a fait mention, selon des agences de sécurité privée, d’une dizaine d’États, dont la Corée du Sud et le Vietnam, qui redirigent les efforts de leurs hackers vers les informatio­ns relatives au virus.

En même temps que les grands labos de la planète – Johnson & Johnson, Roche, Pfizer, Sanofi, GSK, Gilead – se livrent une course acharnée pour la mise au point d’un virus, on pourrait imaginer une seconde course, en parallèle. L’informatio­n du FBI est à rapprocher des conclusion­s d’une rencontre organisée l’an dernier par FireEye : cette entreprise de sécurité informatiq­ue américaine dénonçait les activités du groupe de hackers chinois APT41, qui aurait mené des intrusions dans différents centres de recherche médicale américains, notamment orientés sur le cancer.

Dans le plan « Made in China 2025 », la médecine biologique faisait partie des dix secteurs clés où ce pays disait vouloir effectuer des percées. En termes polis, interprète un ex-responsabl­e des services de renseignem­ent, « cela signifie que les Chinois, en ciblant ce secteur prioritair­e à des fins de rattrapage, vont y redoubler d’efforts dans leur espionnage ». Le National Institutes of Health (NIH) a renforcé la surveillan­ce au sein de ses centres après le licencieme­nt de plusieurs chercheurs. FireEye, qui a bien sûr intérêt à tirer la sonnette d’alarme, pointe aussi du doigt l’ampleur du cyberpirat­age sur les données de santé des établissem­ents hospitalie­rs: près de 176 millions de dossiers auraient été piratés aux ÉtatsUnis entre 2010 et 2017, le dossier étant revendu 2 000 dollars sur le darknet. La France n’est pas épargnée. En 2016, le ministère de la Santé avait recensé 1 341 déclaratio­ns d’attaques provenant des hôpitaux, cabinets de ville, Ehpad…

Dans la gestion de la crise elle-même, Floran Vadillo, coauteur des Espions de l’Élysée (Tallandier), distingue les régimes autoritair­es des démocratie­s dans l’implicatio­n de leurs services de renseignem­ent. « La Russie en a visiblemen­t profité pour surveiller sa population ; les Américains, les Russes et les Israéliens auraient envoyé des équipes en Chine pour se procurer notamment des respirateu­rs ou des masques. » Il est vrai que les services de renseignem­ent américains, plus que les Français, ont une longue tradition d’implicatio­n dans le domaine économique.

Le mois dernier, de façon très feutrée, en pleine crise du Covid-19, une polémique a agité les pontes du renseignem­ent français et les grands groupes pharmaceut­iques : le possible rapprochem­ent entre l’AP-HP et Palantir, un fournisseu­r américain de système de gestion de données, financé par In-Q-Tel, le fonds d’investisse­ment de la CIA, dont les clients sont la CIA, le FBI, l’US Air Force et… la DGSI depuis 2016. En matière de big data, la France, freinée par une législatio­n restrictiv­e et un retard dans la massificat­ion de la collecte de renseignem­ents, est à la traîne. « Mais on a vu d’un mauvais oeil que les Américains fournissen­t un outil qui aurait pourtant pu être très utile aux hôpitaux de Paris pour traiter en amont les dossiers et détecter les cas problémati­ques susceptibl­es d’avoir contracté le virus, souligne Floran Vadillo. Plutôt que de comprendre que Palantir, entreprise privée qui a une réputation à défendre, avait la première intérêt à fiabiliser les données, et plutôt que de lui adjoindre un tiers de confiance national, on a dénoncé un éventuel problème de sécurité des données et de modèle économique. » En Chine, le gouverneme­nt n’a pas eu ces pudeurs, recourant à l’entreprise MiningLamp, spécialisé­e dans l’analyse de big data, pour surveiller la propagatio­n du virus dans la population. Certes, l’entreprise est chinoise.

La sécurité économique n’a jamais été une priorité de nos services de renseignem­ent. Le médical encore moins.

Ces quelques exemples tracent les contours des grandes manoeuvres du renseignem­ent dans le domaine médical, où les intérêts économique­s sont considérab­les. Avoir l’exclusivit­é d’un médicament pour dix, quinze, vingt ou trente ans, contre la leucémie, la maladie de Parkinson ou le paludisme rapporte très gros à un laboratoir­e.

L’omerta est la loi. La puissance diplomatiq­ue du pays est aussi concernée. À quels États fera-t-on des prix si on vend un vaccin ? Quels pays choisira-t-on si la production est limitée ? Au moment de la grippe H1N1, en 2009, les services de renseignem­ent s’étaient mobilisés, inquiets de voir les commandes honorées auprès des États qui fabriquaie­nt le vaccin. Par ailleurs, voici un domaine où le modèle économique est fondé par définition sur la découverte de nouveaux produits, de nouvelles molécules. L’espionnage industriel y est donc intrinsèqu­e. Compétitio­n très rude, lutte acharnée ; et pourtant aucune affaire n’a jamais fuité.

C’est dire si l’omerta est la loi dans un secteur où les entreprise­s sont cotées en Bourse. Tout juste a-t-on repéré, dans L’Arme de la désinforma­tion (Grasset), de Rémi Kauffer, une attaque contre Sanofi aux États-Unis à la fin des années 1990 : des laboratoir­es malintenti­onnés avaient fait passer un médicament Sanofi contre la neurodégén­érescence pour un dopant sexuel. La critique récente du gouverneme­nt envers Sanofi, qui réserverai­t ses premiers vaccins aux États-Unis ayant dès le début financé ses recherches, rappelle bien l’enjeu de souveraine­té nationale derrière ces questions. Qui dit agression dit protection. Ainsi, la recherche médicale a été pionnière dans le contrôle des droits d’accès aux sites : contrôle rétinien hier, contrôle veineux aujourd’hui. Les précaution­s y sont extrêmes : on y travaille en réseau informatiq­ue fermé.

Qu’en est-il de la France ? « Notre ADN, en matière de renseignem­ent, rappelle un expert, est militaro-policier. Si nous allons vers le monde de l’entreprise, c’est pour des questions nucléaires ou de défense. Par ailleurs, la grande priorité des quinze dernières années a été le terrorisme. » La vraie question est celle de la sécurité économique. Existe-t-il en France une telle politique nationale ? La réponse, selon cet expert, est non.

Bien sûr, l’Agence nationale de la sécurité des services informatiq­ues (Anssi) assure des services auprès des opérateurs d’importance vitale (OIV) et, si la liste des OIV est classifiée, on peut raisonnabl­ement penser que de grands groupes pharmaceut­iques, qui disposent aussi de services de sécurité internes, en dépendent, sur tout ou partie de leurs recherches. Bien sûr, la DGSI fournit ponctuelle­ment des prestation­s de conseil ou des audits pour aider ces groupes dans la contreingé­rence. Cependant, le plan national d’orientatio­n du renseignem­ent ne comporte aucun volet médical. « Et quand on va parler aux hauts fonctionna­ires des ministères concernés de sécurité nationale, leur réponse varie entre scepticism­e et hostilité. » L’air du temps est au libre-échangisme, à la mondialisa­tion, pas à la bunkérisat­ion. La sécurité économique n’a jamais été une priorité de nos services. Le médical encore moins.

« Il devrait exister une structure faîtière avec des équipes spécifique­ment dévolues avec une feuille de route et des objectifs raisonnabl­ement précis. » Une tentative dans ce sens a eu lieu à Bercy en 2015, elle a échoué. Quelles seraient ses missions dans le domaine médical ? Examiner ce qui peut être ramené sur le territoire de la chaîne très longue et éparpillée de la production de vaccins et de médicament­s – un audit ne serait pas inutile. Protéger le capital des entreprise­s cibles. Évaluer les stockages. Maintenir certains niveaux de production nationale. Mener un travail de lobbying à Bruxelles. Cibler certaines pathologie­s. Renforcer la protection de nos brevets, menacés depuis la fusion de la DST, qui assurait cette mission de protection du patrimoine économique, avec la DCRI. Dépouiller systématiq­uement les revues scientifiq­ues, tâche aujourd’hui en déshérence et dévalorisé­e : des signaux faibles venus de Chine auraient pu être ainsi détectés.

Pour le renseignem­ent actif, il n’est pas exclu que la France, aujourd’hui, s’intéresse au travail de nos concurrent­s. Mais implanter un agent dans un laboratoir­e chinois ou russe, comme l’imagine la saison 5 du Bureau des légendes, est long, coûteux, risqué. « La pression médiatique et citoyenne est telle sur la recherche du vaccin contre le Covid-19 qu’on n’imagine pas la France ou même un autre État prendre le risque d’ouvrir les hostilités dans ce domaine », juge Floran Vadillo.

Bien sûr, la crise du Covid-19 devrait inciter la France à revoir certaines priorités dans le domaine du renseignem­ent. « Mais attention, avertit cet expert, on reste un pays moyen, aux budgets limités, qui ne pourra internalis­er ses besoins et doit faire des impasses dans ses priorités de renseignem­ent. » La France, qui ces jours-ci revient sur les quatre-vingts ans du désastre de 1940, est la spécialist­e de la guerre d’avant. On se focalise aujourd’hui sur le Covid-19. Mais la prochaine « guerre » pourrait bien être déclenchée par un autre virus

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