« Les organes semblent être attaqués de toutes parts »
«Le 13 mars, tout a basculé. J’ai perdu pied en quelques heures. Je me souviens vaguement de mon arrivée aux urgences du CHU, à Reims. Ensuite, je me suis endormie et lorsque je me suis réveillée le 7 avril, tout le monde parlait allemand autour de moi ! » Mme R. est une rescapée du Covid-19. Elle fait partie de la centaine de patients transférés par avion vers les hôpitaux d’outre-Rhin entre la mi-mars et la mi-avril. À cette période, les services de réanimation des établissements de la région Grand Est craignent d’être submergés par la vague ininterrompue de nouveaux malades. Celui du CHU de Reims, coincé entre l’Île-de-France et l’Alsace, se retrouve sous pression et décide, par précaution, d’envoyer quelques patients en Allemagne. Pour Mme R., ce sera direction l’hôpital universitaire de Hambourg.
Plus d’un mois a passé depuis sa sortie du coma artificiel dans lequel les réanimateurs l’avaient plongée. Voilà trois semaines qu’elle est de retour en France, un retour à la case départ en quelque sorte puisqu’elle est à nouveau hospitalisée au CHU de Reims. Mais cette fois, c’est sur le site de l’hôpital Sébastopol, dans le service de médecine physique et de réadaptation du Pr François Boyer, spécialiste de la rééducation pulmonaire. Ici, la septuagénaire a déjà retrouvé belle allure. Le regard perçant, les cheveux soigneusement coiffés en arrière et le dos bien droit, elle est assise en face de son ergothérapeute pour commencer une séance de relaxation. Mais impossible de se concentrer, elle ne peut s’empêcher de raconter encore son réveil, « en panique », dans un flux ininterrompu de paroles : « J’étais entourée de machines ultramodernes, d’écrans et de tuyaux. Les premiers soignants que j’ai aperçus sont venus me parler et je ne comprenais pas un traître mot de ce qu’ils me racontaient. J’étais totalement perdue et terrorisée. Le plus horrible, c’est que j’ai vécu, en même temps, de terribles hallucinations. Pendant des jours, je voyais des scènes affreuses se dérouler devant moi avec des incendies, des tortures, des corps calcinés et des morts. Heureusement, dans toute cette folie, ma fille avait réussi à me faire transférer un enregistrement de sa voix où elle me rassurait, en m’expliquant ce qui m’était arrivé. » L’angoisse et la sidération se lisent encore sur son visage.
Comme le souligne le Pr François Boyer, « comparés aux autres, on constate chez les patients Covid-19 une incidence accrue du “delirium de réanimation”, qui se manifeste par une grande désorientation au réveil. Il semble également que certains troubles cognitifs persistent sans que l’on sache encore, pour l’instant, si cela est transitoire ou définitif. On ne peut pas dire, non plus, si ces troubles de la mémoire, du comportement et de l’attention sont uniquement dus au passage en réanimation ou si la maladie a, en elle-même, provoqué des dégâts cérébraux, comme des micro-accidents vasculaires. Les organes semblent être attaqués de toutes parts, soit directement par le virus SarsCoV-2, soit par la réaction inflammatoire incontrôlée provoquée par l’infection. En réalité, on a encore beaucoup à apprendre sur cette maladie que nous ne connaissions pas il y a quatre mois. »
La septuagénaire accepte enfin de poser les mains sur ses genoux et de fermer les yeux. Elle se concentre sur la voix calme et profonde de son ergothérapeute. La jeune femme l’invite à se projeter dans un futur proche. « Visualisez-vous dans trois mois. Dans un lieu que vous aimez. Sur un chemin verdoyant, à la montagne par exemple. Vous êtes dehors, le soleil brille et votre regard se pose sur tout ce qui vous entoure. Vous respirez. » La séance se termine. Un large sourire se devine derrière le masque de la patiente. « Parfois, je me dis que c’est un chemin de croix qui ne finira jamais et parfois aussi, que c’est une véritable résurrection. » Un sentiment puissant souvent décrit par les autres patients du service qui, comme elle, ont été victimes des formes les plus sévères du Covid-19. « Tout réapprendre ». Entourés de kinésithérapeutes, d’orthophonistes, de psychologues, d’infirmières, de nombreux patients hospitalisés dans le service du Pr Boyer doivent, en effet, « tout réapprendre », comme le dit sans ambages David, l’un des kinés. Respirer, parler, écrire, saisir une fourchette, se tenir debout, marcher… Plus rien ne va de soi. Au total, 26 chambres, isolées du reste de l’établissement, peuvent les accueillir. L’une d’elles a été transformée en salle
« Parfois, je me dis (…) que c’est une véritable résurrection. » Mme R. une patiente de 79 ans
d’entraînement, avec des vélos, des tapis de marche…
À Reims, comme ailleurs en France, à mesure que la pression retombe dans les services de réanimation, elle augmente – presque mathématiquement – dans les établissements de soins de suite et dans les différents services de rééducation, derniers maillons de la longue chaîne de prise en charge hospitalière. « Nous sommes très sollicités, explique le Pr François Boyer, chef du service. Les malades sortant de réanimation ne sont que la partie émergée de l’iceberg ,car ceux qui n’ont pas nécessité de soins intensifs auront aussi besoin de réadaptation. » Ceux qui sortent de réanimation passeront encore entre trois semaines et un mois ici. Il faut dire que leur organisme a été soumis à rude épreuve :intubé et plongé dans le coma artificiel, parfois jusqu’à quatre semaines, nécessitant des doses de sédatifs et de paralysants musculaires plus importantes qu’à l’accoutumée. « De la tête aux pieds, nous constatons un besoin spécifique et prolongé en réadaptation », insiste le Pr Boyer, qui a largement participé à la rédaction des recommandations de la Haute Autorité de santé pour la prise en charge de ces patients pas tout à fait comme les autres. Il prévient : « Si leur esprit n’a conservé que des bribes de souvenirs inconscients des soins intensifs, leur corps, lui, en garde de nombreuses traces bien perceptibles : grande perte de poids, troubles musculo-squelettiques, complications thrombo-emboliques, déconditionnement cardio-respiratoire et musculaire à l’effort… » La liste est longue et pour maximiser les chances de récupération du patient, il faut agir vite. « Mais il faut aussi agir prudemment, notamment parce que, par exemple, la fonction cardiaque peut être détériorée par la maladie. D’ailleurs, on se demande s’il ne faudrait pas faire une IRM ou une échographie cardiaque systématique avant de commencer les exercices musculaires», indique le Dr Gaël Belassian, également spécialiste de la médecine physique au CHU. Lui et un autre médecin du service se rendent plusieurs jours par semaine en réanimation pour commencer des soins de rééducation dès que l’état des patients le permet, même avant la sortie du coma.
Choc. Quelles seront les séquelles du Covid-19 à terme ? « C’est la grande question, reprend Gaël Belassian. Faute de recul, pour l’instant, rien n’est fixé. Ce que je peux dire, c’est que depuis l’ouverture du service aux patients Covid le 26 mars, aucun d’entre eux n’est reparti chez lui avec une récupération à 100 % de ses capacités fonctionnelles. Cela tourne en général autour de 50 %, même pour des patients encore assez jeunes. » Par capacités fonctionnelles, il faut entendre, entre autres, la capacité de marche et l’autonomie dans les gestes de la vie quotidienne. Une évolution que le Pr Boyer compte bien suivre de très près. Il prépare une étude prospective d’un an sur 300 patients répartis dans 10 centres de l’est de la France. Résultats attendus pas avant fin 2021.
Pour les proches, qui n’ont pas vu le patient depuis son départ pour les urgences, le choc peut être rude quand ce dernier rentre à la maison. Même si, entre-temps, les contacts téléphoniques ou virtuels ont permis de garder un semblant de lien, rien ne remplace une visite. « Il reste beaucoup d’angoisse pour ces patients sur toutes les incertitudes qui demeurent face à cette nouvelle mala
die, explique Lucie, l’une des psychologues du service. Ils ont été coupés du monde et ne veulent pas se reconnecter tout de suite. Il faut les comprendre. Lorsqu’ils branchent la télé et découvrent la situation, c’est comme un autre monde. Souvent, ils commencent à poser des questions sur la vie “après” le Covid-19 aux soignants, mais ils concluent par eux-mêmes : “De toute façon, on ne sait pas.” »
Risques. « Suis-je encore contagieux ? » « Est-ce que je peux retomber malade ? » Voilà le type de questions adressées à Marine Collin, l’une des kinésithérapeutes. « C’est une véritable inquiétude pour eux », reconnaît-elle, tout en continuant les gestes de rééducation respiratoire qu’elle pratique sur Jean, un patient de 70 ans asthmatique et diabétique, qui quittera le service demain. Ces questions sont loin d’être anodines car, chez certains, le virus a été décelé après le passage en réanimation. Aucune certitude à ce stade sur le risque de contagiosité, sauf que les gestes de kiné respiratoire et les exercices de renforcement musculaire, potentiellement, « ça envoie du virus partout ». Voilà qui explique l’accoutrement de Marine, très inhabituel pour une kiné : masque FFP2, lunettes, gants, surblouse, surchaussures, charlotte sur les cheveux… Même engoncée dans son accoutrement de cosmonautes, elle est d’un enthousiasme débordant et tient à garder un contact rapproché. Pas question de négliger les liens avec les malades. Pourtant, sa tenue, devenue la norme dans les hôpitaux depuis des semaines, présente des inconvénients évidents pour les convalescents encore confus. « Ils ne nous reconnaissent déjà pas facilement lorsque nous sommes à visage découvert, alors, avec les masques, c’est encore plus difficile d’avoir un échange », déplore la jeune kinésithérapeute.
En attendant, son patient Jean, lui, s’apprête à sortir et a déjà de beaux projets. « Nous avons fêté nos quarante ans de mariage à distance alors, demain soir, nous allons nous faire un bon steak-frites et ouvrir une bouteille de champagne. Nous ne sommes pas à Reims pour rien », dit en souriant l’homme amaigri de plus de 11 kilos depuis le début de son hospitalisation, qui a encore un long chemin à parcourir avant de retrouver toute son énergie. Et une fois sorti d’ici ? « Nous venons d’ouvrir une consultation post-Covid en ambulatoire », rassure le Pr Boyer. Alain, un patient d’une soixantaine d’années est justement l’un des premiers à en bénéficier. Élégant dans sa chemise bleu ciel bien repassée, ce retraité travaillait encore trois jours par semaine dans le commerce avant d’avoir été terrassé par le virus. Cet après-midi, il passe toute une batterie de tests cognitifs et moteurs avec l’une des médecins du service et il les réussit tous. « Pourtant, je suis sorti il y a seulement trois semaines après trentetrois jours passés à l’hôpital de Reims, dont douze dans le coma en réanimation. Avant que le Covid ne me tombe dessus, je n’ai jamais eu aucun problème de santé. Je viens de revoir mon médecin généraliste, celui qui m’a envoyé aux urgences du CHU, il n’en revenait pas de me voir aussi en forme », nous raconte-t-il comme s’il n’y croyait toujours pas lui-même.
Et pour tous les autres patients ? À quand un retour à la normale pour ceux qui n’ont pas été touchés par le Covid-19 et qui ont vu leur programme de réadaptation mis entre parenthèses à cause du confinement ? La vie bourdonnante de l’hôpital Sébastopol ne recommencera pas de sitôt. Surtout lorsqu’on voit le vaste plateau technique, avec son équipement flambant neuf, totalement déserté alors qu’habituellement des dizaines de patients y enchaînent les exercices collés les uns aux autres… Si cette proximité est stimulante, pour l’instant, il va falloir apprendre à faire sans. Des téléconsultations débutent, mais elles ne remplaceront jamais les activités au contact des soignants. « Je me demande s’il ne va pas falloir établir une sorte de zonage des services, un peu à la manière des cartes de France, à trois couleurs. Le vert pour les services “immunisés”, le orange pour ceux qui sont peut-être infectés et le rouge pour les patients Covid. De toute façon, ils continueront encore à arriver pendant longtemps », conclut, avec un sourire désolé, le Pr Boyer
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« De la tête aux pieds, nous constatons un besoin spécifique et prolongé en réadaptation. » Le Pr François Boyer